L’un se propose de contribuer au bonheur et à l’élévation de l’esprit humain, notamment grâce à des actions vouées à embellir l’esprit des lieux. L’autre invite à se réapproprier la clairvoyance et à accomplir de bonnes actions sans avoir la prétention d’en voir immédiatement les résultats. Brunello Cucinelli et Andrea Margaritelli sont deux visionnaires pragmatiques qui dirigent des entreprises en territoire ombrien. Ils ont en commun une sensibilité aigüe à l’égard de la nature et de la beauté, qui doit toujours avoir un lien direct avec l’éthique.

Il nous a semblé utile, par les temps qui courent, de vous présenter ces deux entrepreneurs.

ANDREA MARGARITELLI

« LES ARBRES NOUS ENSEIGNENT LA CLAIRVOYANCE »

ANDREA BERTUZZI / MERIDIANI

« L’Ombrie est une terre qui invite à réfléchir, à ne pas se faire emporter par les soucis, à affronter la vie selon une échelle temporelle insolite, une perspective qui dépasse parfois de loin notre existence, en nous reliant nécessairement au monde spirituel. » Andrea Margaritelli, responsable de la marque familiale Listone Giordano et fin connaisseur du bois, est né à Turin (« j’y ai vécu accidentellement pendant six ans », dit-il), mais il a solidement planté ses racines en Ombrie (« je la sens mienne »). On comprend clairement en parlant avec lui qu’il a véritablement accueilli l’invitation de cette terre à embrasser de nouvelles perspectives dans le désir de développer un rapport structurel entre économie et responsabilité sociale. « La sylviculture a beaucoup en commun avec la culture d’entreprise », explique-t-il.

« Elle incite en effet à se réapproprier la clairvoyance. Un mot qui semblera désuet à certains, mais qui a pour moi une signification importante. Quand on utilise le bois d’une forêt, on profite du produit de la générosité des autres, mais on est en même temps appelé à planter des arbres qu’on ne verra jamais grandir. Nous devrions nous entraîner dans notre capacité d’attente, y compris dans les affaires, en accomplissant de bonnes actions sans avoir la prétention d’en voir immédiatement les résultats puisqu’elles sont inspirées d’une vision à moyen-long terme. »

Immergé dans une exploitation vini-viticole en production biologique de 60 hectares à Miralduolo di Torgiano (province de Pérouse), le site productif du “Listone Giordano”, un parquet multicouche breveté il y a 40 ans, a contribué à la création d’un lieu de travail et de vie selon un plan architectural industriel d’avant-garde, façonnant les volumes d’un complexe respectueux de la poétique du lieu et de ses habitants, avec un regard attentif à la vie des personnes et au développement durable. « Je suis fier qu’il se trouve dans le hameau d’une petite commune ombrienne. Il s’agit d’un curieux petit atelier industriel où l’on peut observer, à côté de robots anthropomorphes, chargés d’optimiser le cycle de production, le travail des mains habiles de ceux qui expriment avec génie le savoir-faire italien. », raconte-t-il. « Il n’y a aucune enseigne à l’extérieur parce que nous avons voulu confier à l’architecture et à son dialogue avec l’environnement le rôle de raconter quelle est notre identité. Bien avant nous, depuis Olivetti, on s’est demandé si la production industrielle pouvait être compatible avec le respect du territoire, avec la création de valeur. C’est un défi que nous avons relevé : il ne s’agit pas de marketing mais d’une vision qui va au-delà des certifications, héritée de ma famille. »

Des traditions vertueuses, dans la famille Margaritelli, il y en a d’autres. « Mon arrière-grand-père avait commencé à célébrer chaque nouvelle génération en plantant une forêt à Città della Pieve », révèle Andrea. Aujourd’hui, c’est la plus grande œuvre de reforestation italienne de feuillus, avec plus de 25 000 chênes, un modèle unique en Italie. L’idée est née dans les années 1960, grâce à la clairvoyance (non sans raison) acquise en Bourgogne, où l’entreprise qui allait plus tard devenir Listone Giordano s’était déplacée pour suppléer à la demande de traverses ferroviaires. En France, les Margaritelli découvrent une démarche de type cistercien qui inspire encore la sylviculture : chaque arbre est recensé et suivi pendant 150 ans, et il n’est coupé qu’une fois que l’on s’est assuré du début d’un nouveau cycle à travers la régénération naturelle ou la plantation d’un nouveau spécimen. « L’entière forêt de Città della Pieve est aujourd’hui un laboratoire de culture environnementale à ciel ouvert, à l’intérieur duquel, d’ailleurs, le Prix Nobel de la paix Riccardo Valentini est en train de mesurer ce que disent les arbres du changement climatique à travers l’étude de leurs paramètres vitaux. »

Andrea Margaritelli est aussi président de la Fondazione Giordano : « Guglielmo Giordano était un ingénieur, un technologue du bois, mais extrêmement sensible. La Fondation s’inspire de ses valeurs, avec une orientation scientifique et technologique concernant l’étude des structures linéaires, en particulier en architecture, et une orientation artistique consacrée à l’utilisation du bois dans les arts figuratifs, depuis les supports pour la peinture jusqu’à la statuaire, de la lutherie à l’ébénisterie. […] Andrea Margaritelli nourrit pour le bois une véritable vénération. « Nous perdrions une grande possibilité de comprendre ce matériau si nous nous contentions de l’analyser avec l’hémisphère gauche de notre cerveau, donc du point de vue structurel et rationnel, en ignorant l’hémisphère droit, qui s’appuie sur les mémoires ancestrales. Le bois n’est pas seulement résistance mécanique, performance, ductilité, isolation. En plus de construire un espace physique, il sait créer un espace mental comme peu d’autres. Pour moi c’est une promesse de bien-être. Il fait bien son travail et nous offre une protection, il sait faire vibrer notre âme, il touche nos émotions en profondeur. »

La graine semée par saint Benoît de Norcia d’abord, puis par saint François d’Assise, continue d’être récoltée des siècles après par des entrepreneurs éclairés comme Andrea Margaritelli. Il y a peut-être quelque chose en terre ombrienne qui développe une sensibilité particulière à l’égard de la Nature.

« Saint Benoît et saint François ont été les précurseurs d’une pensée engagée, qui envisage la relation entre l’Homme et la Nature de façon horizontale et non pyramidale. Leur message est indubitablement entré dans l’ADN de ce territoire. »

A.B.

BRUNELLO CUCINELLI

« J’AI RÊVÉ D’UN ENDROIT OÙ CULTIVER LA BEAUTÉ »

TOMMASO GAMBINI / MERIDIANI

Brunello Cucinelli, 71 ans, né paysan en 1953 à Castel Rigone, près de Pérouse, est le fondateur, en 1978, de l’entreprise qui porte son nom, et dont il incarne l’esprit depuis lors. Entrepreneur textile, il est spécialisé dans l’achat et la vente de vêtements en cachemire.

Ce qui frappe le plus en parcourant et en écoutant ses mots et ses actions, ce n’est pas tant le chiffres d’affaires (plus de 620 millions d’euros au premier semestre 2024, +14 % par rapport à l’année précédente), mais  bien la manière dont il a transformé un village ombrien anonyme et hors des sentiers battus, Solomeo, en une petite Athènes industrieuse et philosophique qui attire l’intérêt des médias du monde entier.

Une sorte de marque dans la marque qui brille désormais d’une lumière qui lui est propre, grâce également au travail constant effectué depuis 2010 par la Fondation Brunello et Federica Cucinelli, creuset de projets et d’idées qui a pour mission de « contribuer au bonheur et à l’élévation de l’esprit humain moyennant des actions vouées à embellir l’esprit des lieux. ». Parce que, plus que tout autre chose, tout ce qui prend place ici est pensé pour rester, « pour être transmis », si l’on veut employer un verbe que l’entrepreneur a particulièrement à cœur.

« Quand ce fut le moment (nous sommes au début des années 1980, ndr), avec Federica, nous avons décidé de nous marier et d’aller vivre dans sa maison de Solomeo. Au cours de ces premières années, les succès étaient discrets, mais pour moi extraordinaires. Je pensais à un nouveau siège pour ma minuscule entreprise qui se trouvait jusqu’alors en périphérie de Pérouse. Je pensais justement à Solomeo : j’étais malheureux de voir le triste déclin et le délaissement de ce petit village historique et, un jour, instinctivement, j’ai pensé que je pouvais acheter la tour et le château médiéval. J’étais enchanté par leurs architectures marquées par autant de signes d’histoire ; elles me semblaient éternelles, et parfaites pour le siège de ma petite entreprise, au cœur de ce charmant village. Il fallut un engagement vaste et sincère pour qu’enfin, le propriétaire, quand il comprit que mon objectif était celui de conserver intégralement le château et de le transformer, avec le temps, en un bien en faveur de l’humanité, accepte de le vendre. Mes rêves coïncidaient avec les siens, ils étaient visionnaires, et grands », raconte Cucinelli. Commencèrent ainsi les première interviews importantes de journaux internationaux curieux de ce qui se passait dans ce petit village ombrien jusqu’alors inconnu : comment pouvait-on bien travailler dans un village médiéval ? Comment ce vieux château pouvait-il être plus efficace qu’une structure moderne et fonctionnelle ? », me demandaient-ils. « Internet était encore loin de son développement actuel, et tous pensaient que nous étions un peu isolés, parce que l’économie contemporaine a besoin de contacts en temps réel. Et puis il y avait tous ces escaliers à l’intérieur, les salles étaient petites, on ne pouvait pas toucher aux murs parce que beaucoup étaient ornés de peintures. En réalité, cet espace fonctionnait parfaitement, et s’il n’était pas adapté à l’empressement de l’époque, il l’était dans l’esprit, et c’est ce qui comptait le plus. »

Un lieu de l’esprit, d’abord et avant tout, c’est ce qu’est aujourd’hui le siège managérial et productif de la multinationale du luxe made in Italy. Au fil des ans,  pendant que l’entreprise traduit sa vision humaniste dans des formes contractuelles attentives au bien-être de son personnel et à une croissance caractérisée par le développement durable sous toutes ses formes, un centre culturel baptisé « Forum des arts » est construit à Solomeo. Financé par Cucinelli, ce complexe comporte une Académie néo-humaniste qui abrite une bibliothèque, un ensemble de terrasses nommé « Jardin des philosophes », un amphithéâtre et un théâtre. Tous des lieux de promotion et de partage d’expériences d’art et de culture. Et surtout, second aspect cher à Cucinelli, des lieux de beauté.

« Le produit de mon travail est fondé sur le luxe par de nombreux aspects, et j’ai toujours pensé que quand on parle de luxe, on parle de beauté », expliquait Cucinelli en 2021, invité à l’occasion du G20, au parterre de gouvernants des pays les plus industrialisés au monde. « Petit, j’ai vécu à la campagne, et j’ai été longtemps en contact avec la forme la plus pure de la beauté, celle de la Nature, en observant, chaque matin, chaque soir, le passage des 

saisons qui revenaient année après année, identiques et éternelles. Le mot beauté est parmi les premiers à apparaître dans la Bible ; le beau et le bon, je les pense comme ayant la même signification, et je suis convaincu que tous deux existent si la mesure existe. J’aime beaucoup les mots que les Grecs ont pris pour guides : kalos kai kagathos (beau et bon) et katà métron (avec mesure), et je conçois la beauté parfois moi-même comme une règle universelle pour une vie sereine, une règle qui est comme la face d’une médaille à laquelle correspond, de l’autre côté, l’esthétique. Pour toutes ces raisons, je crois qu’il existe un lien direct, vivant et performant entre l’esthétique, qui gouverne la beauté, et l’éthique, qui gouverne le comportement selon une morale. »

Il est évident, facile, et presque prévisible, quand on lit ces mots, de penser aux attentes puissantes et pourtant presque naïves de saint François il y a huit siècles, sur cette même terre, et à combien l’esprit franciscain que l’on respire ici d’une manière ou d’une autre en même temps que l’air, sait encore faire germer des choses et des idées « belles et bonnes » quand il trouve un terrain fertile.

T.G.

BOX

Un documentaire sur la vie de Brunello Cucinelli réalisé par le cinéaste Giuseppe Tornatore sortira sur Netflix au cours du second semestre 2025.