Sport, politique, société. Lorenzo Tosa revient pour nous sur les moments les plus marquants de l’année 2024 en Italie, les plus enthousiasmants comme les plus désespérants. Le meilleur et le pire des 366 jours à peine écoulés.

LORENZO TOSA

Jean-Paul Sartre disait que « chaque parole a une conséquence. Chaque silence aussi ». Il ne pouvait pas savoir qu’il allait décrire avec une précision inquiétante l’année 2024 en Italie à l’époque de Giorgia Meloni. Une année faite d’attaques féroces et d’autant de féroces silences, de mots abjects, violents, anticonstitutionnels, mais aussi de magnifiques leçons de style et de citoyenneté.

JANVIER. Une année commencée le 7 janvier avec les bras tendus de 200 fascistes dans la via Acca Larentia à Rome. Mais plus encore que les saluts romains, plus encore que le cri « presente » en l’honneur des camerati tombés, c’est le silence assourdissant d’un gouvernement qui ne dit mot et consent, qui fait du bruit. 

La présidente du Conseil Meloni se montre en revanche bien plus agile, à la fin du mois, pour monter sur le char des vainqueurs (à vrai dire plutôt chargé) quand Jannik Sinner remporte son premier tournoi du Grand Chelem en Australie, justifiant les enthousiasmes de ceux qui l’appelaient « le prédestiné » depuis au moins cinq ans. Une victoire éblouissante de maturité, de contrôle, de force mentale, grâce auxquels il remonte les deux sets d’avance du Russe Medvedev et remporte la finale. 

FÉVRIER. On écrit février, on lit Sanremo : une semaine entière durant laquelle l’Italie s’auto-anesthésie devant le Festival de la chanson, remporté par Angelina Mango et submergé de likes, de fausses notes à profusion, et de musique trap. Les deux seuls artistes qui ont eu le courage de briser le mur d’omerta et d’indifférence à propos de Gaza et des migrants, Ghali et Dargen D’Amico, finissent par être censurés en direct par les dirigeants de la RAI, qui se désolidarisent publiquement à travers un improbable communiqué de presse lu par la présentatrice de l’après festival Mara Venier. Le silence devient censure, qui se transforme en véritable répression quelques semaines plus tard à Pise quand un groupe d’étudiants venus manifester pacifiquement pour défendre la Palestine sont matraqués par la police. L’une des rares voix qui s’élèvera en défense des jeunes est la plus influente de toutes, celle du chef de l’État Sergio Mattarella : « Face aux jeunes, les matraques sont l’expression d’un échec ».

MARS-AVRIL. C’est tout juste si ces mots ont été repris par la télévision publique, qui est depuis presque 2 ans otage d’un contrôle absolu de la part du gouvernement, si bien que beaucoup ont commencé à la rebaptiser Telemeloni. Les premiers à s’en apercevoir sont justement les journalistes qui y travaillent. Ils revendiquent leur autonomie journalistique et professionnelle par une manifestation de l’ensemble des chaînes, au début du mois d’avril. La réponse arrive quelques jours après, à la veille du 25 avril [jour de la Fête de la Libération du fascisme, ndr], quand Serena Bortone, présentatrice de premier plan de la RAI, dénonce sur les réseaux sociaux la censure du texte de l’écrivain Antonio Scurati sur Giacomo Matteotti qu’il aurait dû lire le soir même dans son émission. S’ensuit une semaine de polémique enflammée, mais aucun rétropédalage ou prise de position officielle. Le silence, une fois encore, comme forme la plus efficace d’impunité. Se déroule alors dans les rues l’un des 25 avril les plus lourds et clivants de ces dernières années, avant-goût des alors imminentes élections Européennes programmées pour les 8 et 9 juin.

MAI-JUIN. Le vote s’annonce comme un véritable choix entre les camps progressiste et conservateur, entre ceux qui croient véritablement dans l’Europe et ceux qui la feraient volontiers disparaître, même s’ils ne le disent pas ouvertement. Cela finira en match nul, disent les journaux, avec la droite de Meloni qui tient mais ne perce pas, et la gauche à majorité PD qui progresse un peu et résiste aux dissensions internes à la coalition jamais apaisées. Parmi les ténors et les nouveaux visages, sont élus Mimmo Lucano, ancien maire et symbole du modèle Riace, Cecilia Strada, fille du regretté Gino [fondateur de l’ONG Emergency, ndr], ou encore la jeune Ilaria Salis, élue massivement à gauche afin de lui assurer l’immunité parlementaire contre un procès injuste intenté par une « démocrature » illibérale telle que la Hongrie de Viktor Orban. Mais il y a également les 500 000 votes qui ont conduit à Bruxelles le général Roberto Vannacci, élevé au rang d’idole de l’extrême droite italienne en faisant de l’œil aux symboles du fascisme historique et en raison de son best-seller raciste, homophobe et sexiste vendu à 700 000 exemplaires qui lui coûtera, des mois plus tard, une suspension de l’armée.

Pendant ce temps, l’équipe des Azzurri de Luciano Spalletti échoue à l’Euro de football, ridiculisée pendant 90 minutes par la Suisse (sans vouloir vexer personne), Jasmine Paolini atteint une double finale historique de Grand Chelem à Roland-Garros et Wimbledon, et le vice-président du Conseil Salvini propose d’appeler l’aéroport international de Milan-Malpensa « aéroport Silvio Berlusconi ». La nouvelle est accueillie partout dans le monde comme une plaisanterie, sauf en Italie.

AOÛT-SEPTEMBRE. C’est dans ce climat que nous nous présentons à la XXXIIIe édition des Jeux Olympiques modernes. Ce sera les Jeux de l’or manqué de Gianmarco Tamberi, de l’or parfait de Thomas Ceccon, des polémiques sur le village olympique, de Paola Egonu et de l’Italvolley de Velasco, mais aussi de la plus grande campagne de haine jamais orchestrée à l’encontre d’une athlète, la boxeuse algérienne Imane Khelif. On l’accuse d’être en réalité un homme qui gagne en trichant sur le ring contre des athlètes féminines, et tant pis si ses taux de testostérone sont absolument dans la norme selon le CIO. Cela s’est terminé comme nous le savons tous, par une médaille d’or au cou de Khelif et la plus grande plainte de masse de l’histoire olympique à l’encontre des haineux, parmi lesquels – tenez-vous bien – le vice-président du Conseil Matteo Salvini.

À côté des nombreux exploits et victoires, c’est la quantité jamais vue de quatrièmes places et l’extraordinaire leçon d’acceptation avec laquelle nombre de nos athlètes les ont accueillies (en particulier la splendide Benedetta Pilato, hors du podium pour 2 centième dans le 100 mètres brasse). Si bien que Sergio Mattarella – qui, sinon lui – décide d’inviter aussi les quatrièmes places à la cérémonie de récompense au Quirinal, le 23 septembre.

Le jour suivant, la cinq cent millième signature est recueillie concernant le Referendum sur la nationalité, dont l’objet est de demander de réduire de moitié (de 10 à 5) les années de résidence légale nécessaires à une demande de nationalité pour les citoyens issus de pays non européens. Perluigi Bersani qualifiait justement dans les pages de RADICI ce referendum de « plus important depuis celui sur le divorce ». Peut-être qu’il exagère, mais il a bien saisi l’esprit d’une époque où tous les morceaux du puzzle semblent s’emboîter. Quelques jours auparavant, le Parquet de Palerme avait requis 6 ans d’emprisonnement à l’encontre du ministre Salvini, accusé de séquestration de personnes envers les 147 migrants délaissés sans lieu sûr à bord du bateau de l’ONG Open Arms, au mois d’août 2019. La réponse de Salvini est un discours de quatre minutes au cours duquel le vice-président du Conseil tire à boulets rouges sur la gauche et la « magistrature rouge ».

OCTOBRE. C’est le début d’un conflit qui durera pendant des mois entre le gouvernement Meloni et les juges, dont la seule « faute » est celle d’appliquer la loi. Ils le feront encore quelques semaines plus tard en bloquant le protocole d’entente entre l’Italie et l’Albanie sur le transfert des migrants dans les centres de détentions albanais, ce à quoi fera même suite un décret anti-juges signé par le ministre de l’Intérieur Matteo Piantedosi afin de contourner dans les faits, les sentences des juges italiens. Depuis le temps de Berlusconi, on n’assistait pas à une opposition de pouvoirs aussi forte. La violence des attaques à droite et sur les réseaux sociaux est telle que plusieurs juges finissent même sous escorte. Parmi eux, il y aussi la Présidente de « Magistratura Democratica » Silvia Albano qui dira, pour répondre à Meloni et Salvini : « Nous n’avons ni le Petit Livre rouge de Mao ni le Capital de Marx en poche. Nous avons en poche la Constitution. »

NOVEMBRE. Pendant ce temps, outre Atlantique, Donald Trump domine de façon surprenante (mais pas tant que ça) les élections américaines bras dessus, bras dessous avec Elon Musk. Ce dernier, emporté par l’enthousiasme, ne trouve rien de mieux à faire que d’attaquer lui aussi les magistrats italiens, s’attirant une réponse à graver dans le marbre. De qui ? Saint Sergio bien évidemment, c’est-à-dire Sergio Mattarella, qui le remet immédiatement à sa place, avec courtoisie et fermeté : « L’Italie sait s’occuper d’elle-même ».

DÉCEMBRE. Le mois de décembre s’ouvre sur la même longueur d’onde que les mois précédents, sous le signe du bâillon. À l’image de celui que le gouvernement Meloni a imposé par décret aux journalistes italiens, qui ne pourront plus publier les ordonnances d’arrêt concernant les cols blancs. Une véritable muselière pour la presse, déguisée en pseudo-garantie. Le tout au moment même où le Movimento 5 Stelle, c’est-à-dire celui qui avait plus les autres agité l’étendard de la légalité, vote presque à l’unanimité pour expulser son père biologique et putatif, Beppe Grillo, destitué, ironie du sort, par cette même démocratie directe qui a été pendant des années son mantra.

On pourrait s’arrêter là, mais l’année 2024 a aussi coïncidé avec un fléau que nous avons encore aujourd’hui du mal à éradiquer : tous les trois jours ou presque, une femme meurt sous les coups d’un homme, tout ce qu’il y a de plus italien dans la grande majorité des cas, n’en déplaise à une certaine propagande raciste qui ne fait jamais défaut. Dans les douze derniers mois uniquement, les femmes victimes de féminicide seront plus de 100. Pourtant, une bonne partie de la classe politique se tait ou bredouille des phrases toutes faites et, surtout, s’obstine à nier que le patriarcat est la racine historique et culturelle de ce massacre. C’est encore une fois aux juges de combler les lacunes de la politique. Au début du mois de décembre, en l’espace de quelques jours, Alessandro Impagnatiello et Filippo Turetta, auteur de deux des cas de féminicides les plus atroces et bouleversants de ces dernières années, ont été condamnés à la prison à perpétuité. Le père de Giulia Cecchettin, Gino, qui aurait pourtant eu tout le droit de haïr celui qui lui a enlevé sa fille de 75 coups de couteau, se présente à chaud devant les caméras de télévision et déclare : « justice est faite, mais ce ne sont pas les peines de prison qui arrêteront les féminicides. Il faut de la prévention. »

Ainsi, l’année qui a débuté dans le silence se termine par les paroles de sagesse de deux hommes et d’une femme qui ne pourraient pas être plus semblables et plus différents : le Président de la République Sergio Mattarella, la juge Silvia Albano et Gino Cecchettin, père, homme, citoyen. Leurs mots ont le pouvoir de déchirer en un instant le silence et l’hypocrisie, le racisme et l’indifférence, et de nous redonner, même dans une année dramatique comme celle-ci, foi en un pays blessé, chancelant, humilié, mais qui résiste malgré tout. Joyeuse année 2025.

L.T.

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Lorenzo Tosa, 35 anni, giornalista professionista, grafomane seriale, collabora con diverse testate nazionali scrivendo di politica, cultura, comunicazione, Europa. Crede nel progresso in piena epoca della paura. Ai diritti nell’epoca dei rovesci. “Generazione Antigone” è il suo blog.