Noël est désormais derrière nous, mais il est des histoires qui, bien que s’étant déroulées durant cette période, méritent d’être rappelées pour leur intensité et leur exemplarité. Voici celle qui a eu lieu, il y a 80 ans, dans l’enfer d’un camp de prisonniers allemand, où l’écrivain et journaliste Giovannino Guareschi rédigea et mit en scène le plus touchant des hymnes à la vie et à la paix.

ALESSANDRO BORELLI / FS

La nuit de Noël 1944 était glaciale au camp de concentration de Neuengamme à Sandbostel, l’un des plus grands d’Allemagne, construit par les Nazis dans une zone marécageuse entre les fleuves Elbe et Weser, non loin d’Hambourg. Derrière les barbelés du camp se trouvaient enfermés presque 70 000 militaires italiens, épuisés par les privations et le combat quotidien pour survivre. Ils avaient refusé, au lendemain de l’armistice du 8 septembre 1943 qui avait brisé l’alliance avec Hitler, de passer du côté des Allemands pour rester fidèles au serment prêté au roi d’Italie.

Et ils avaient consciemment choisi le chemin de la captivité. Parmi eux, l’écrivain Giovannino Guareschi (1908-1968), le père de deux des personnages les plus appréciés de la littérature – et du cinéma –, don Camillo et Peppone.

PAS MÊME S’ILS ME TUENT

Journaliste raffiné et humoriste perspicace, il était arrivé dans ces baraquements après une longue pérégrination qui avait débuté le 9 septembre. Il fut capturé à la caserne d’Alexandrie où il était enrôlé. Alors âgé de 35 ans, connu du public pour avoir dirigé l’hebdomadaire satirique Bertoldo, Guareschi avait été contraint de retourner sous les drapeaux comme officier d’artillerie après avoir été arrêté pour avoir publiquement insulté Benito Mussolini, bouleversé et ivre en raison de la nouvelle (qui s’était ensuite révélée fausse) selon laquelle son frère était porté disparu en Russie.

Il écrivit dans Diario clandestino, le livre consacré à son expérience dramatique d’interné dans les camps, publié en 1949 : « Pour ma part, tout comme des millions et des millions de personnages, meilleurs ou pires que moi, je me suis retrouvé englué dans cette guerre en qualité d’Italien allié des Allemands au début, puis en qualité d’Italien prisonnier des Allemands à la fin […]. La seule chose intéressante pour notre histoire, c’est que même en prison, j’ai gardé mon entêtement d’Émilien de Bassa Parmense : j’ai donc serré les dents et je me suis dit : “Je ne mourrai pas, même s’ils me tuent !” Et je ne suis pas mort. »

RESTER DES HOMMES

Il ne mourut pas. Il vécut et il aida ses compagnons d’infortune à ne pas succomber malgré « la faim, la saleté, le froid, les maladies, la nostalgie désespérée de nos mères et de nos enfants, la douleur profonde du malheur du monde. » Il le fit de la seule façon, extraordinairement géniale, qui lui convenait : il se remit au travail, avec les maigres moyens dont il pouvait disposer, et il élabora des récits, des histoires, des dessins qu’il partageait avec les autres détenus, leur offrant, dans les chambrées sombres et surpeuplées, quelques instants de légèreté. Des moments de poésie, parfois amusants et parfois cruels, contre lesquels les gardiens, qui n’arrivaient pas à les comprendre, ne pouvaient rien. Guareschi n’était pas seul : il y avait avec lui, entre autres, Gianrico Tedeschi, destiné à une brillante carrière d’acteur ; le philosophe Enzo Paci ; le poète Guido Rebora ; le musicien Vincenzo Coppola, l’humoriste Giuseppe Novello.

Comme l’a souligné Guido Conti dans Giovannino Guareschi, biografia di uno scrittore (Rizzoli), « dans le camp, ces jeunes Italiens montrent l’étendue de leur grande d’intelligence et de leur culture en donnant des leçons, des lectures, des conversations, des conférences et des réunions qui s’organisaient à tour de rôle dans les différents baraquements […]. Chacun expose son savoir, le partage avec les autres, donne le meilleur de lui-même dans des leçons qui resteront gravées ».

Guareschi, qui n’était pour les Allemands qu’un numéro de matricule – 8565 –, montra sa nature indomptable. Amaigri et souffrant (« Je me lave, et mes mains découvrent une architecture d’os inconnus, j’ai l’impression de laver quelqu’un d’autre », observe-t-il), il chantait dans le chœur formé par les détenus, qui accomplirent même l’incroyable exploit d’exécuter le « Va pensiero » du Nabucco de Verdi. Mais surtout, il faisait circuler en cachette des informations qu’il venait à connaître à propos de la guerre, devenant l’une des voix de la « Caterina », la radio clandestine que les prisonniers étaient parvenus à construire à partir d’une simple valve, en assemblant des matériaux de fortune.

LE « CONTE »

La véritable magie eut lieu dans la nuit du 24 décembre 1944, il y a 80 ans exactement. Guareschi décida que ce second Noël dans le camp ne pouvait pas être pris en étau entre mélancolie et ennui. Il se mit alors à écrire, comme lui seul savait le faire.

Et ce ne fut pas tout : il souhaita, en corollaire de ses mots, que la musique fût présente. Il se servit du talent de Coppola. Il confia dans la préface de la première édition de La favola di Natale, publiée en 1946 par Edizioni Riunite : « Ce conte, je l’ai écrit, recroquevillé sur la couchette inférieure d’un lit superposé, et au-dessus de ma tête se trouvait la fabrique de la mélodie. J’envoyais en haut, chez Coppola, les vers nus et transis de froid des chansons, et Coppola me les renvoyait habillés de musique douce et chaude comme de la laine d’angora. »

Parmi les officiers détenus (il n’y avait évidemment pas que des Italiens), plusieurs étaient musiciens et avaient réussi à sauver leurs instruments. Ce qui semblait inconcevable, et même inimaginable, se produisit pour finir véritablement. Et cela se produisit à l’ombre des tours de garde et des fusils de la Gestapo : la représentation publique du conte, inspiré, comme le dit l’auteur, du froid, de la faim et de la tristesse, se transforma en une mise en scène sans précédent. Il dit encore : « Les violonistes n’arrivaient plus à bouger leurs doigts en raison du froid ; l’humidité faisait se décoller les violons qui perdaient leur manche. Les voix sortaient difficilement de cette faim vêtue de haillons et de froid. Mais le soir du réveillon, dans le sordide baraquement du “théâtre” plein de gens tristes, je lus le conte. L’orchestre, le chœur et les solistes le commentèrent admirablement, et le “bruiteur” donna vie aux passages plus mouvementés. » Devant un auditoire très dense, l’auteur déclama :

« Je vais vous raconter une histoire, et vous la raconterez au vent de ce soir, et le vent la racontera à vos enfants, mais aussi aux mères et aux grands-mères de vos enfants, parce que c’est notre conte : le triste conte de chacun de nous. »

AUCUNE HAINE

Le camp dévora 19 mois de la vie de Giovannino Guareschi : 14 comme détenu, 5 dans l’attente d’un rapatriement par les Alliés. Il rentra en Italie – alla base, ainsi qu’il intitula un autre de ses livres consacrés à cette période – le 14 septembre 1945.

Il pesait 46 kg, 40 de moins que les 86 de l’époque où il avait été rappelé sous les drapeaux. Sa femme Ennia (Margherita pour les lecteurs des Racconti familiari) en pesait un de plus : 47. Chez lui, il fit la connaissance de Carlotta, sa cadette, qu’il avait tant de fois dans le camp rêvé d’embrasser parce que, comme il fit remarquer, « toujours contrariante, la Pasionaria (disparue en 2015, ndr) avait attendu que je me trouve dans un camp de prisonniers depuis deux mois pour venir au monde. » 

Le 23 décembre de la même année, à l’Angelicum de Milan (université pontificale Saint-Thomas-d’Aquin, ndr), La favola di Natale fut à nouveau présentée dans une mise en scène originale calquée sur celle de Sandbostel. Tel fut le tribut de l’écrivain non seulement à son propre souvenir de cette expérience terrible, mais aussi à tous les camarades qui avaient souffert avec lui derrière ces barbelés et qui, pour nombre d’entre eux, n’avaient pas survécu.

Dès lors, il s’efforça de se reconstruire une parcelle de sérénité, et il ne perdit jamais la force cinglante de sa plume : il fut, aux élections de 1948, l’un des principaux artisans de la victoire de la Démocratie Chrétienne sur le Front démocratique populaire. Il ne renonça jamais non plus à parler des internés militaires italiens (IMI), à raconter leurs histoires, tandis que le pays s’empressait de les reléguer aux oubliettes. Dans la besace de ses souvenirs, il conserva toutefois toujours une pointe de fierté en repensant à l’Allemagne : « En ce qui me concerne », écrivit-il dans le livre Diario clandestino, « toute l’histoire est là. Une histoire très banale dans laquelle je n’étais qu’une coquille de noisette dans un océan en tempête, et dont je sors sans ruban ni médaille, mais victorieux parce qu’en dépit de tout et tous, j’ai réussi à passer au travers de ce cataclysme sans haïr personne. Je suis même parvenu à retrouver un ami précieux : moi-même. »

A.B.

BOX

LA TRAME

La favola di Natale de Giovannino Guareschi, qui figure encore aujourd’hui parmi les écrivains italiens les plus traduits au monde (59 langues, 311 éditions, 20 millions d’exemplaires vendus), raconte l’histoire du petit Albertino (le prénom du fils aîné de l’auteur), lequel, après avoir appris par cœur un poème à réciter à son père lors du réveillon de Noël et s’être trouvé contraint de le réciter devant une chaise vide parce que son père était prisonnier de guerre, décide d’aller le chercher avec sa grand-mère et son chien Flick.

Ils franchissent la terre de la Paix en direction de la terre de la Guerre et ils rencontrent de nombreux personnages, bons et mauvais, traversant même une forêt peuplée de créatures fantastiques. Ils rencontrent également les Rois Mages et une befana tout ce qu’il y a de plus moderne. Pour finir, le souhait d’Albertino se réalise : il parvient à rejoindre son papa dans une atmosphère de rêve mais hors du camp car, écrit Guareschi, « pas même en rêve les enfants ne doivent entrer là-bas. » 

Seul l’enchantement de la sainte Nuit leur permet de se rejoindre : « Les rêves n’ont pas froid parce qu’il leur suffit, pour se réchauffer, de la faible lueur d’une étoile ou d’un fin rayon de lune […] C’est un miracle qui se répète depuis des siècles : au cours de la sainte Nuit de Noël, les rêves des vivants et l’esprit des morts se rencontrent et prennent corps. »