Le soixante-quinzième Festival de la chanson italienne de Sanremo s’est achevé il y a quelques semaines par le triomphe inattendu d’un jeune chanteur, Olly, avec « Balorda nostalgia », Stupide nostalgie, un titre qui pourrait résumer cette dernière édition.

LORENZO TOSA

Il existe une loi non écrite à Sanremo, que tout le monde connaît mais dont personne ne parle jamais : aucun des concurrents n’est là pour gagner. Pas même ceux qui, sur le papier, sont les favoris des pronostics de la veille. Ce n’est tout simplement pas le but. Pour être clair, à Sanremo, on ne vient même pas pour concourir. Le festival de la chanson italienne est tout sauf ce qu’il promet d’être : un concours de chant, une compétition musicale. Il n’y a rien d’exceptionnel au fait que le gagnant de l’édition 2025, Olly, ait été proclamé à 1h50 du matin, alors que la majorité des 13,5 millions de téléspectateurs s’étaient déjà endormis depuis un bon moment. L’année dernière, ce fut pire encore, Angelina Mango dut attendre jusqu’à 3h09 du matin pour soulever la palme du vainqueur.

Depuis des années, l’important, c’est d’être présent à Sanremo, non pas au nom du « participer » coubertien, mais au sens de se montrer, d’apparaître. Exister. Pendant une semaine, des chanteurs que même le voisin n’écoutait pas la veille se retrouvent catapultés dans une centrifugeuse d’interviews, d’apparitions, de sketches, de polémiques et de rumeurs, où les trois minutes de performance finissent par devenir des parenthèses et des à-côtés. Presque une obligation professionnelle, au même titre que la conférence de presse et les autographes aux fans. Et quand cette foire de la futilité et de l’excès, cette immense fête de village scintillante de glamour, de paillettes et de strass se termine, le plus souvent, la dernière chose dont on se souvient est qui a gagné et, surtout, ce qu’il a chanté. Parcourir le livre d’or des quinze dernières années, c’est comme plonger dans une liste de noms plus ou moins connus auxquels il est difficile d’associer immédiatement la chanson gagnante. Avec quelques exceptions éclatantes : comme le groupe Måneskin en 2021, qui allait débuter son ascension mondiale au théâtre Ariston, ou Roberto Vecchioni, en 2011, avec un petit bijou intitulé Chiamami ancora amore. Quelques gouttes. Dans une mer où l’on navigue à vue en suivant le même algorithme du succès, dominé par deux ou trois colosses de l’industrie musicale, une seule manager, Marta Donà (gagnante de quatre des cinq dernières éditions), et les six ou sept mêmes auteurs qui signent plus ou moins toutes les chansons en compétition. Cette année, des sommets de pur surréalisme ont même été atteints avec Sarah Toscano, qui a eu besoin de la collaboration de douze mains (sans les siennes) pour sa chanson Amarcord.

Difficile, dans un horizon aussi plat, de dénicher la perle, la pépite d’or, ou du moins un morceau qui s’écarte de la monoculture musicale actuelle. Brunori Sas, alias Dario Brunori, s’y est essayé avec une saga intime et familiale, L’albero delle noci, à la saveur évoquant vaguement Gabriel Garcia Marquez, qui se déroule autour du noyer devant sa maison. Lucio Corsi, jeune auteur-compositeur toscan, un peu David Bowie et un peu Alberto Camerini, y est parvenu avec une ballade intime, également éloge de la fragilité dans une société de la performance qui nous oblige à être « durs », parfaits, résistants. Sa deuxième place (assortie du Prix de la critique Mia Martini) est la plus belle et la plus inattendue des surprises d’un festival musicalement très modeste. Au milieu de la médiocrité générale, Fedez s’en est bien sorti, dans une certaine mesure également Simone Cristicchi avec sa poignante Quando eri piccola, dédiée à sa mère souffrant de la maladie d’Alzheimer, ainsi que Giorgia, cherchant toujours la perfection stylistique, bien qu’elle n’ait pas eu de chanson à la hauteur de sa voix extraordinaire.

Pour le reste, le vide sidéral. Vide de musique, de mots, d’originalité. Rien de nouveau, soyons honnêtes. Il en a en réalité toujours été ainsi, mais ces dernières années, nous ne nous en sommes pas rendu compte, distraits et hypnotisés par ce cirque Barnum de nains, de danseurs et d’influenceurs monté par l’animateur télévisé Amadeus, entre discours interminables, fluidité de genre, polémiques et scandales qui pouvaient durer des semaines et même arriver jusqu’au Parlement. Le Festival signé Carlo Conti, [l’animateur de télévision et directeur artistique, ndr] a été le festival de la restauration : ordinaire, conventionnel, traditionnel, voire réactionnaire. Tout discours ou référence politique a été banni, exception faite des interventions d’une Geppi Cucciari merveilleuse, et de dix minutes de satire à l’eau de rose de Roberto Benigni, toujours plus éloigné du pourfendeur cinglant et corrosif d’antan. Ce devait être un festival souverainiste et gouvernemental, le premier véritable Sanremo de l’ère Telemeloni, pensé et construit sur la triade « Dieu, Patrie et Famille » (rigoureusement traditionnelle). Et il en fut ainsi. Avec une vidéo-bénédiction du pape et des chansons qui parlent à nouveau de cœur et d’amour, comme l’avait promis Carlo Conti lui-même la veille du Festival. Rien n’a survécu au passage du broyeur « contien » de la normalisation. Pas même le duo sur la paix entre une chanteuse israélienne, Noah, et une chanteuse palestinienne (mais au passeport rigoureusement israélien), Mira Awad. Cela aurait pu être une grande occasion de braquer les projecteurs sur le drame humanitaire dans la bande de Gaza, cela s’est pourtant réduit à un hymne sirupeux à la paix dans le monde, sur les notes de Imagine, la chanson la plus superficielle et politiquement non-engagée de tous les temps.

Que restera-t-il alors de ce Sanremo 2025 ? Peu de choses. Et, en même temps, beaucoup. Parce que Sanremo, que ça plaise ou non, est une autobiographie manzonienne de l’Italie, avec ses vices et ses misères que, par paresse, nous ne réussissons jamais à prendre trop au sérieux. Carlo Conti est le parfait Don Abbondio [personnage du roman d’Alessandro Manzoni, Les Fiancés, ndr] de cette histoire, l’homme sans vertus ni talents particuliers, qui ne sait rien faire mais s’entend bien avec tout le monde et, surtout, qui sait rester à sa place, sans élan ni courage, pas même artistique. Durant cinq soirées, on ne relève aucune idée, aucun sketch (à part celui de Geppi Cucciari), aucun moment qui restera gravé dans les mémoires. Il fallait un maître de cérémonie de la nouvelle ère mélonienne, modéré et réactionnaire à souhait, et personne n’était mieux placé que Conti pour ramener le navire-phénomène de foire dans le paisible port des habitudes et des coutumes des Italiens. Sanremo est redevenu ce pour quoi il était né : un lavement purificateur des infamies des puissants de service et une arme de distraction de masse pour un peuple plus à l’aise dans la contestation du vote de la presse que dans la manifestation de rue contre une réforme de la justice perfide. C’est le chloroforme à administrer aux Italiens sous forme de chansonnettes pour faire oublier la piètre figure du gouvernement à l’international (voir l’affaire Almasri), les ministres renvoyés devant le justice (Daniela Santanchè), les échecs avérés (voir le « modèle Albanie »). Bien avant d’être un festival musical, Sanremo est un gigantesque bar PMU où chacun peut se lever – ou s’armer d’un clavier – pour exprimer sa pensée. Un rite collectif usé, daté, engourdi, et qui, pourtant, précisément pour cette raison, nous ressemble bien plus que ce que nous sommes disposés à admettre. Le Festival est de retour, l’Italie est sauvée. Anesthésiée, droguée, rassurée. Et le record d’audience et de partage sur les réseaux est là pour le confirmer. Si les citoyens votaient aux élections ne serait-ce qu’avec un dixième de la fougue et du sens du devoir avec lesquels ils télé-votent pour leur chanteur préféré, le problème atavique de l’abstentionnisme serait déjà résolu.

Restera l’ennui, beaucoup, à la limite du soporifique. Et un festival dans lequel des millions d’Italiens s’observent et se regardent dans le miroir avec la curiosité secrète de voir combien ils ont changé entretemps, rassurés au fond d’être les mêmes qu’avant, après les années Amadeus qui avaient donné une image déformée et irréaliste du pays. Carlo Conti nous a seulement montré l’Italie pour ce qu’elle est vraiment : peureuse, pudique, conservatrice, aimant les révolutionnaires mais préférant pour finir être gouvernée par les réactionnaires, parce que cela coûte moins d’effort et exige moins d’engagement. C’est aussi le cas cette année, alors, tout va bien, demain est un autre jour.

L.T.

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Lorenzo Tosa, 35 anni, giornalista professionista, grafomane seriale, collabora con diverse testate nazionali scrivendo di politica, cultura, comunicazione, Europa. Crede nel progresso in piena epoca della paura. Ai diritti nell’epoca dei rovesci. “Generazione Antigone” è il suo blog.