De Bagheria à la Sibérie, Regards d’enfants et silhouettes sombres 

Avant la caméra, l’appareil photographique : des faubourgs palermitains à la steppe. Réalisateur, scénariste, producteur et monteur, Giuseppe Tornatore s’est fait connaître internationalement en 1988 avec le film Nuovo Cinema Paradiso, mais c’est grâce à la photographie qu’il a fait ses débuts, avec talent.

LORENZO SANSONETTI / PHOTOS GIUSEPPE TORNATORE

Une photographie raconte une histoire en un seul clic, elle concentre tout en cet instant précis. Ce n’est pas un simple photogramme qui compose, avec d’autres, une action ou un récit comme dans un film. Cinéma et photographie s’entrelacent mais parlent souvent des langues différentes : celles du rêve et de la réalité. Peu ont réussi, au fil du temps, à conserver ces deux expressions artistiques. Ce récit est celui, peu connu, d’un grand réalisateur qui a fait ses premiers pas, enfant, avec un appareil photographique Rolleicord.

Nous parlons de Giuseppe Tornatore, lauréat de l’Oscar du meilleur film étranger en 1990. L’exposition Indiscrezioni, organisée à la Fondazione La Rocca à Pescara en décembre dernier par le photographe et enseignant Stefano Schirato et par Mood Photography, a mis en lumière son talent et elle a eu le mérite de faire découvrir certaines images prises par le photographe sicilien à deux moments différents. Les premières ont été réalisée dans sa ville, Bagheria, entre 1967 et 1977, alors qu’il avait entre 11 et 22 ans, et les autres sont tirées d’un reportage qu’il avait réalisé en Sibérie en 1999. Ce qui ressort avec force, comme un fil conducteur, c’est le regard des enfants, protagonistes dans les photographies des faubourgs palermitains comme dans les steppes sibériennes, de même que dans le récit cinématographique du réalisateur.

Sa passion pour la photographie débute par un coup du hasard ou du destin, à quelques pas de chez lui, quand il commence à fréquenter, en 1964, à l’âge de 7 ans, le Supercinema et le Capitol, où il rencontre le photographe et projectionniste Mimmo Pintacuda. Ce dernier inspirera le personnage interprété par Philippe Noiret dans Nuovo Cinema Paradiso et il enseignera au petit garçon, littéralement happé par les images immenses projetées sur l’écran du premier cinéma de la ville, les techniques de la projection et de la photographie. Et, comme dans le film qui a remporté l’Oscar, le petit garçon devient projectionniste à 10 ans et il commence à prendre des photos pour gagner un peu d’argent. Les images deviennent partenaires de jeux et de rêves, « à 12 ans j’avais vu environ mille films, trois par semaine. », raconte Tornatore dans le livre Baaria, « mais pour un jeune garçon de Bagheria, âgé de 14 ans à la fin des années 1960, l’idée de faire du cinéma n’était pas seulement une chimère, c’était pire, bien pire. » Il découvre ainsi deux genres très différents de photographies : d’une part celles des mariages et des anniversaires, de l’autre, il se passionne pour les reportages de Pintacuda et Ferdinando Scianna. Le Rolleicord devient « comme un vêtement » qu’il emporte avec lui à l’école et partout. Il commence à prendre photographie sur photographie, comme s’il prenait des notes pour le scénario d’un futur film. Les photographies que nous publions dans ces pages le racontent : le regard d’un jeune homme qui capture le regard des enfants nous ramène immédiatement aux personnages autobiographiques de ses films.

Avec l’argent rassemblé grâce à ses premiers contrats, il s’achète une caméra Super8 avec laquelle il filme en cachette les habitants de sa ville. Son premier documentaire produit (Il carretto) raconte l’art des charrettes siciliennes et, grâce à sa rencontre avec le peintre Renato Gattuso, lui aussi originaire de Bagheria, il est diffusé en Sicile puis acheté par la RAI. C’est véritablement l’épisode, également raconté dans le film Baaria (2009), qui change la destinée de ce jeune garçon, fils d’un conseiller municipal communiste, meneur des luttes des ouvriers agricoles du premier après-guerre.

En 1999, alors qu’il est en train de monter La légende du pianiste sur l’océan, la société Italgas lui propose de réaliser un reportage photographique en Sibérie, où l’entreprise s’apprête à inaugurer une installation. La passion de jeunesse de Tornatore pour la photographie se ravive, il suspend le montage du film et entreprend un long voyage jusqu’au cercle polaire arctique, afin de saisir visages et paysages lunaires. Ainsi, la pellicule se rembobine et le cercle se ferme : la simplicité de ces images restitue un rapport cru à la terre, qu’il s’agisse de la torride Sicile ou de la glaciale Sibérie.

Les regards « inactuels » des jeunes garçons d’alors, étonnés mais habitués à la dureté de la vie, nous parlent aussi d’aujourd’hui, des guerres vues par les plus petits, des images qui resteront gravées pour toujours, comme quand on développe une photo avec l’agrandisseur.

L.S.

Box

GIUSEPPE TORNATORE

Giuseppe Tornatore naît à Bagheria, à quelques kilomètres de Palerme, en 1956. Enfant d’une famille d’origine paysanne dans l’après-guerre, son père est dirigeant communiste et chef de groupe au conseil municipal de la ville. Il commence, petit, à fréquenter le cinéma près de chez lui, devenant projectionniste à seulement 10 ans. Il commence à faire de la photographie, puis il expérimente le tournage avec sa Super8. Après le succès de ses premiers documentaires (Il carretto, Diario di Gattuso, etc.), il fait ses débuts au cinéma en 1986 avec Il camorrista. Deux ans après seulement sort dans les salles Nuovo Cinema Paradiso, qui remporte en 1990 le prix du jury à Cannes et l’Oscar du meilleur film étranger. Puis ce sera d’autres succès, de La légende du pianiste sur l’océan (1998), inspiré du livre Novecento d’Alessandro Baricco, à Baaria (2009). Plus récemment, en 2021, il a réalisé un documentaire sur Ennio Morricone (Ennio), qui a composé plusieurs bandes originales de ses films.