Grâce à la télévision, Alberto Manzi est devenu pour les Italiens le « maestro d’Italia ». Sortir les gens de l’ignorance a toujours été sa mission. Après avoir parlé dans le dernier numéro de RADICI de Piero Angela, grand divulgateur scientifique qui a lui aussi utilisé la télévision pour instruire les Italiens, nous faisons cette fois la lumière sur celui qui participa grandement, disons-le, à l’unification linguistique du pays. Hier comme aujourd’hui, la télévision peut se révéler être un outil d’apprentissage et de formation, et il nous semble utile de rappeler ces exemples vertueux, surtout en ce moment.
C’étaient les années d’après-guerre, les années 1960, pour être précis, et Alberto Manzi écrivit un chapitre fondamental dans l’histoire de l’Italie et de la télévision. Il fit le miracle que l’unification du pays en 1961 n’était pas encore parvenue à faire après un siècle : faire parler les Italiens en italien.
Alberto Manzi est né à Rome en 1924. Réservé, il préférait aux amis la compagnie des livres que lui donnait sa maîtresse à l’école élémentaire, ayant détecté en ce petit garçon taciturne un goût certain pour la littérature et une curiosité hors du commun.
Une fois achevé son double parcours de formation, il s’inscrivit à la faculté de sciences naturelles de l’Université de Rome, mais la guerre interrompit ses études. Il compta parmi les derniers appelés aux armes. Il fut recruté par les Alliés comme mousse à bord d’un sous-marin qui fut toutefois torpillé par l’ennemi. Il parvint à se sauver, après trois jours passés en mer, mais tous n’eurent pas sa chance et Alberto pleura quatre de ses amis. La participation au conflit fut en réalité une conscription : en 1944 en effet, furent enrôlés tous les jeunes hommes nés en 1924, ensuite envoyés en première ligne se faire massacrer.
En 1945, avec la Libération et la fin de la guerre, pour Alberto ce fut aussi l’heure de rentrer à la maison. Et immédiatement après cette expérience, il eut l’idée fixe d’aider les enfants, de renouveler l’école pour changer certaines choses qui ne lui plaisaient pas.
Armé de projets et de bonnes intentions, il participa au concours de l’enseignement. Il fut classé cinquième. Mais il fut doublé dans l’assignation des postes par plusieurs pistonnés et fut quasiment contraint de prendre son service, en 1946, dans le centre de détention pour mineurs Aristide Gabelli de Rome. Sa classe comptait 94 élèves, âgés de 9 à 17 ans.
Le maître révéla plus tard qu’au début, les jeunes l’avaient pris pour l’un des leurs étant donné qu’il n’avait que 22 ans, et il s’était fait raconter leurs histoires. Quand il révéla son identité cependant, les jeunes arrêtèrent de se montrer collaboratifs et disposés à suivre ses leçons : ce « privilège », l’enseignant allait devoir le gagner sur le terrain. Comment ? Selon la loi de la prison : avec les poings. Il défia le chef de la bande, Oscar, gagna et commença à travailler.
Ces jeunes, considérés par tout le monde comme étant sans avenir, redécouvrirent le plaisir d’apprendre, si bien que sur 24 élèves, seuls 2 retournèrent ensuite en prison. De leurs esprits et de leurs mains naquit La Tradotta, le premier journal écrit par des détenus dans une prison pour mineurs en Italie.
Si bien que l’on commença à parler de « méthode Manzi », fondée sur la curiosité, la volonté de surprendre, de ne pas banaliser, de ne pas négliger l’élément de nouveauté que nous offre chaque jour la vie.
De l’expérience en prison et d’une réélaboration posthume naquit le livre Grogh, storia di un castoro. Le texte raconte l’histoire d’un groupe de castors qui se battent pour leur liberté. Initialement conçu pour attirer l’attention de ses élèves, il fut ensuite mis en scène dans une comédie théâtrale par les jeunes eux-mêmes pour ensuite prendre la forme d’un livre.
Pendant ce temps, Alberto Manzi reprit et compléta ses études : en 1947 il obtint son diplôme de biologie à la faculté des sciences de l’Université de Rome. Puis il s’inscrivit à la faculté de Magistère (qui prépare les enseignants), toujours à Rome. Il obtint le diplôme de Philosophie et Pédagogie et enseigna en tant qu’assistant pour diriger l’École expérimentale du magistère, en 1953. Une expérience qu’il abandonna toutefois à peine un an après, pour retourner à sa chère école élémentaire.
Au milieu des années 1950, Manzi partit pour l’Amérique latine où il vécut une expérience particulièrement forte auprès des paysans (au Pérou, sur le haut plateau andin et en Bolivie). « Il y avait des paysans qui ne pouvaient pas s’inscrire aux sondages parce qu’ils ne savaient ni lire ni écrire et personne ne leur apprenait. », raconta-t-il par la suite. « Ceux qui cherchaient à le faire risquaient d’être frappés et emprisonnés, ou bien tués. » Il décida ainsi d’agir, organisant une routine qui prévoyait, chaque année, au mois de juillet ou août, un séjour dans ces lieux pour instruire les populations locales. Il donna aussi une impulsion à certaines coopératives agricoles et orienta les paysans vers de petites activités entrepreneuriales.
En 1960, après être rentré en Italie, Manzi fut envoyé par le directeur pédagogique de son école passer un casting pour l’émission Non è mai troppo tardi, un programme de la RAI pour l’instruction des adultes analphabètes. Lui, au lieu de suivre le scénario, commença à improviser. Il prit papier et crayon et commença à dessiner pour donner un mouvement et une dynamique au plan télévisuel. Il commença en faisant un dessin incompréhensible pour le spectateur pour ajouter petit à petit des détails, jusqu’à obtenir une image plus claire : un travail « en devenir », très utile pour capter – et conserver – l’attention de l’interlocuteur. Lui qui, en raison de ses piètres talents de dessinateur, dut même repasser l’examen de dessin. Il deviendra plus tard le maître de Non è mai troppo tardi et on se souvient de lui encore aujourd’hui pour ses capacités graphiques sur un tableau, qui était la principale mise en scène de l’émission.
Non è mai troppo tardi ouvrit une révolution pédagogique. Le ministère de l’Instruction Publique s’occupa de l’aménagement de 2 500 postes d’écoute pour la Rai avec tout le nécessaire pour écrire. L’émission devint culte et fut diffusée pendant huit ans, permettant à un million et demi de spectateurs analphabètes d’obtenir le Certificat d’études.
Le succès fut tel que le format de l’émission fut imité dans 72 pays. La télévision du maître Manzi fut un succès parce qu’elle descendait dans la rue, et dans la rue elle gagnait son autorité. Les leçons n’étaient pas (à proprement parler) des leçons. Manzi interagissait, provoquait, proposait.
Au terme de son expérience télévisuelle, Manzi retourna parmi les bancs de l’école, en tant qu’enseignant de l’Institut Fratelli Bandiera de Rome, et il décida d’y rester jusqu’à la retraite, s’interrompant de temps à autre pour des campagnes d’alphabétisation des Italiens à l’étranger.
« En 1990, j’ai été appelé par l’un des dirigeants de la Rai pour faire un programme adressé aux étrangers extracommunautaires. », raconte le maître. Il s’agissait de 60 épisodes qui allaient être diffusés sur RAI 3 afin d’enseigner la langue italienne à ceux qui avaient immigré dans notre pays. Ils étaient concentrés sur cinq thèmes différents en lien avec les problèmes de la vie quotidienne (par exemple, l’hôpital, la pharmacie ou les vêtements).
Mais le maître ne fut pas satisfait de l’organisation de l’émission, regretta l’absence d’enseignants pour suivre les élèves étrangers chez eux et donc l’inefficacité de la formation. Il soutenait en outre que les ressources étaient en dessous du minimum requis. Il était évident que la télévision avait changé, elle ne se saisissait plus des préoccupations pédagogiques qui l’avaient animée lors de ses premières années d’existence. Et le résultat est aujourd’hui bien visible sous nos yeux. Le maître Manzi est décédé le 4 novembre 1997 dans sa maison de Pitigliano, dans la province de Grossetto en Toscane.
M.G.
ANALPHABÈTES
D’après le recensement de 1952, le taux d’analphabétisme en Italie (qui varie fortement d’une région à l’autre) était en moyenne de 13 %. En réalité, ce chiffre ne peut être considéré comme étant fidèle puisque 59,2 % de la population ne possédait même pas le Certificat d’étude. L’abandon scolaire était très élevé et, en particulier dans le Mezzogiorno, seul un petit nombre d’étudiants parvenaient à terminer le premier cycle. On commença à lutter contre l’analphabétisme d’une part en renforçant les écoles élémentaires et en instituant des écoles à plusieurs classes dans les petites villes et, de l’autre, en proposant des formations en cours du soir pour les personnes analphabètes de retour en Italie et pour les détenus des centres de détention pour mineur.
FAIT CE QU’IL PEUT…
On recommença à parler beaucoup de Manzi en 1981, quand il refusa de rédiger les nouvellement introduites « grilles d’évaluation », que la réforme de l’école avait prévues à la place des bulletins scolaires. Manzi, alors enseignant à l’école élémentaire Fratelli Bandiera de Rome, expliqua son opposition au changement par ces mots : « Je ne peux pas étiqueter un jeune par un jugement, parce que le jeune change, il est en mouvement ; si l’année prochaine, quelqu’un lit le jugement que j’ai donné cette année, nous l’avons étiqueté pour plusieurs années. »
Il fut suspendu de ses fonctions, mais l’année suivante, le ministère de l’Instruction Publique fit pression pour le convaincre d’écrire ses appréciations. Manzi fit entendre qu’il n’avait pas changé d’avis, mais il se montra disposé à rédiger une évaluation récapitulative égale pour tous grâce à un tampon, avec cette appréciation qui devint célèbre : « Il fait ce qu’il peut, ce qu’il ne peut pas il ne fait pas ». Le ministère s’opposa au tamponnage et Manzi répliqua : « Aucun problème, je peux aussi l’écrire au crayon. »
DU DIALECTE À L’ITALEN
La nécessité de promouvoir une langue commune se fit sentir pour la première fois avec l’unité de l’Italie, après 1961, dans un pays où encore au début du XXe siècle, l’analphabétisme était très répandu (environ 46 % de la population en 1911 ne savait ni lire ni écrire). Plusieurs facteurs historiques et sociaux permirent à la langue standard de s’imposer progressivement sur les langues régionales. Le service militaire obligatoire au niveau national, qui permit aux habitants des différentes régions italiennes de se rencontrer et de se parler fut en ce sens décisif, tout comme le développement économique et la diffusion des médias de masse.
Dans la seconde moitié du XXe siècle, en particulier, la diffusion de la langue italienne fut accélérée par la télévision. Au cours de ses 20 premières années de vie, entre 1954 et 1976, la télévision fut considérée comme un instrument pédagogique important. A l’époque, la RAI était la seule station d’émission de radio et télévision nationale, avec une seule chaîne (deux à partir de 1961) qui transmettait seulement quelques heures par jour. Ses émissions transmettaient un italien commun – basé sur une syntaxe simple et un vocabulaire riche, et une prononciation standard – à travers les voix des présentatrices et présentateurs et des speakers. La RAI proposait des programmes éducatifs pour les adultes, mais aussi de divertissement, des quizz comme Lascia o raddoppia? présenté par le légendaire Mike Buongiorno aux adaptations des classiques de la littérature (les célèbres films mis en scène inspirés des grands chefs-d’œuvre). En plus de sa fonction pédagogique, la télévision joua un rôle social de première importance : tout le monde ne pouvait pas se permettre d’avoir une télévision à la maison ; famille et amis se réunissaient ainsi autour d’un appareil unique.