Il y a sept siècles prenait fin l’épopée du plus célèbre des Vénitiens, qui consacra un tiers de sa vie à l’exploration et à la connaissance de mondes lointains. 700 ans après sa mort mais aussi 770 ans après sa naissance, nous revenons sur la vie de Marco Polo et sur son extraordinaire et très long voyage à l’autre bout du monde. Dans ces pages, sa Venise, avant et après le long voyage qui l’a rendu immortel.
MATTEO LIBERTI
Venise, mercredi 9 novembre 1295 : trois marchands accostent dans la ville, ils débarquent après une absence de plus de vingt années passées en Orient. Il y a Niccolò Polo (le plus âgé des trois), son frère Matteo et son fils Marco. Ce dernier, parti avec eux alors qu’il n’avait que dix-sept ans et qui racontera son expérience asiatique dans le « best-seller » Le Livre des merveilles, est encore aujourd’hui célébré comme l’un des plus grands voyageurs de tous les temps. Mais qu’est-ce qui le poussa, si jeune, à lever l’ancre pour des terres si éloignées ? Qu’est-ce qui l’incita, alors qu’il était adolescent, à se lancer dans une telle aventure ? La réponse se trouve à la fois dans sa biographie et dans la particularité de sa ville natale.
DOUTES ET CERTITUDES
On sait peu de choses sur l’enfance de Marco Polo, si ce n’est qu’il est né à Venise en 1254, dans une maison située probablement non loin de l’actuel pont du Rialto, au cœur de la cité lagunaire. Peut-être dans le quartier où son père, dès son retour d’Asie, acheta une grande propriété répartie entre les deux petites places connues aujourd’hui sous le nom de Corte prima et Corte seconda del Milion.
Ses lieux de résidence mis à part, parmi les mystères qui entourent la biographie du jeune Polo, le plus important concerne l’identité de sa mère. « Nous savons seulement qu’elle est morte prématurément, peut-être en couches ou peu après avoir donné naissance à son fils, sans laisser aucune trace d’elle », explique l’historien médiéviste Ermanno Orlando, auteur de l’essai Le Venezie di Marco Polo. Storia di un mercante e delle sue città (edizioni il Mulino). « On ne sait pas non plus par qui Marco a été élevé durant son enfance, bien qu’il est probable que ce soit son oncle paternel du même nom, Marco il vecchio, qui ait pris soin de son développement et de son éducation, en l’accueillant au sein de sa famille ». La seule certitude est qu’en 1269, lorsque son père Niccolò revint d’un premier voyage en Asie (entrepris avant la naissance de son fils), Marco, âgé de 15 ans, avait déjà reçu une solide instruction. Il avait appris entre autres les règles de base du commerce et avait découvert l’art de la navigation, tout en s’imprégnant de l’atmosphère multiculturelle particulière qui régnait dans la lagune, celle-là même qui avait enivré son père.
MODÈLE FAMILIAL
Les expériences internationales du père de Marco, Niccolò, avaient commencé à Constantinople, ville prise par les Vénitiens en 1204, au plus fort de la quatrième croisade (ordonnée deux ans plus tôt par le pape Innocent III et soutenue par le doge de Venise, Enrico Dandolo). C’est justement ce qui les avait incités, lui et son frère Matteo, à s’y installer et à y concentrer leurs affaires, fondées sur l’importation de produits orientaux. Les deux marchands avaient quitté Constantinople avant qu’elle ne tombe aux mains des Byzantins en 1261. Ils s’étaient ensuite installés pendant un certain temps en Ouzbékistan, puis avaient traversé l’Asie centrale pour atteindre la Chine. C’est là, en 1266, qu’ils avaient rencontré l’empereur Kubilaï Khan (petit-fils du chef mongol Gengis Khan), dont ils avaient reçu, avant leur départ, une missive à remettre au pape, contenant une demande d’envoi de missionnaires chrétiens. « Niccolò et Matteo s’étaient tellement liés d’amitié avec la cour impériale, qu’ils arrivèrent marchands et repartirent ambassadeurs », commente l’historien Ermanno Orlando. « Et lorsque, après trois ans, ils arrivèrent à Venise, Marco put enfin faire la connaissance d’un père qu’il avait longtemps attendu et imaginé ». Entretemps, peut-être avait-il lui aussi rêvé de vivre un jour de grandes aventures à travers le monde, stimulé précisément par Venise, dont la réputation, compte tenu de sa position géographique et de ses intérêts en Méditerranée orientale, était celle de « porte de l’Orient ».
ENTRE DEUX MONDES
Venise avait commencé à nouer des relations avec l’Orient dès le IXe siècle en commerçant avec l’Empire byzantin, se rendant rapidement maîtresse de l’Adriatique. Par la suite, les Vénitiens avaient également tissé des liens avec les Arabes, notamment ceux installés sur la côte égyptienne, où la ville lagunaire était appelée Al-bunduqiyya (terme à la signification incertaine, mais Venise était la seule ville européenne à avoir une version arabe de son nom).
Tout cela avait rapidement enrichi l’économie de la Sérénissime, de même que le fait que la basilique Saint-Marc était une destination de pèlerinage en raison de la présence du corps de l’évangéliste (volé à Alexandrie en Égypte par deux marchands en 828 et dont le symbole, le lion, était devenu l’emblème de la ville). Des auberges virent le jour pour accueillir les fidèles, et bientôt les quais de la lagune devinrent le point de départ d’autres pèlerinages : ceux vers la Terre Sainte. Les navires de la Sérénissime, en plus de transporter des cargaisons d’ivoire, de céréales, de bois, de pierres précieuses, de parfums, de soie, d’épices, de tapis et de verre, se spécialisèrent dans le transport des fidèles vers la Palestine. Avant le départ, les étrangers étaient assistés par des « tour-opérateurs » locaux qui les aidaient à trouver un logement pour dormir, à changer leur monnaie en ducats, à choisir le bon bateau et à visiter la ville. « Le transport des pèlerins est devenu une activité très rentable, attirant un grand nombre de personnes, séduites par l’efficacité et la sécurité du transit », explique Ermanno Orlando. « Et c’est pour cela qu’il devint l’objet d’une attention particulière de la part du gouvernement de la lagune. » Les richesses arrivées dans la ville financèrent progressivement son développement, depuis les chantiers navals de l’Arsenal jusqu’aux palais patriciens du Grand Canal, en passant par les nombreuses et somptueuses églises, apparues comme des champignons dans les quartiers de la ville.
À l’époque de Marco Polo, Venise était l’un des cœurs vibrants de l’Europe, dont la force vitale provenait en grande partie de l’Orient. Il est donc facile d’imaginer que le jeune Marco Polo fut d’humeur très enthousiaste lorsque, au retour de son père, il eut l’opportunité de le suivre en Chine.
EN PRISON
Le départ de la famille Polo pour l’Asie eut lieu en 1271 et les trois hommes revinrent en 1295. Mais que se passa-t-il après leur retour à Venise ? Les informations sur cette page de la vie de Marco Polo sont maigres. L’une des rares informations certaines est qu’il se retrouva en prison à un certain moment, après avoir été impliqué dans la lutte séculaire entre Venise et la République de Gênes, sa rivale directe pour le contrôle des routes orientales. Des guerres entre Venise et Gênes, qui commencèrent au milieu du XIIIe siècle et se poursuivirent pendant presque tout le XVIe siècle, marquées par des combats navals et des actes de piraterie. Marco Polo fut fait prisonnier, peut-être en 1296, lors d’une attaque génoise sur la côte turque, où il s’était rendu pour des activités mercantiles. Ou bien en septembre 1298 lors de la bataille dans les eaux de Korčula (Croatie), où Venise fut vaincue.
Dans tous les cas, il est certain que pendant plusieurs mois, l’auteur du Livre des merveilles – œuvre née justement durant sa détention – fut emprisonné à Gênes. Il fut libéré à la suite d’un traité, la « paix de Milan », signé le 25 mai 1299 entre les deux puissances.
ENTREPRENEUR
Entretemps, avec les richesses accumulées en Asie, son père acheta de nouvelles propriétés pour la famille autour des Corti del Milion, détruites par un incendie à la fin du XVIe siècle. À leur place sera construit le théâtre Malibran, dont un mur porte aujourd’hui une plaque commémorative : « C’est ici que vécut Marco Polo, qui visita les régions les plus éloignées de l’Asie et les décrivit ».
C’est depuis cette maison que Marco dirigea ses activités commerciales après sa libération. Il finança de nouvelles expéditions sans toutefois reprendre la mer. Mais l’accroissement de ses affaires fut aussi le fruit d’un mariage. « En 1300, il épousa Donata Badoer, âgée de 20 ans, héritière de l’une des familles les plus nobles, les plus riches et les plus prestigieuses de la ville, qui lui apporta en dot d’importants biens immobiliers et avec laquelle il eut trois filles : Fantina, Bellela et Moreta », raconte l’historien Ermanno Orlando. « Il est également probable qu’avant de se marier, il avait eu une relation illégitime avec une autre femme, dont le nom est inconnu, et qu’une quatrième fille, Agnese, était née ».
RICHE ET CÉLÈBRE
Après le mariage, auquel son père ne put assister car il mourut peu de temps auparavant, Marco Polo continua à faire du commerce, surtout de bijoux, d’épices et de tissus, mais il se consacra également à ses filles et à la promotion de son livre, qu’il fit transcrire en de nombreux exemplaires et distribuer aux grands seigneurs et aux hommes de culture qui lui rendaient visite. Parmi les lecteurs intrigués par les aventures et les connaissances révélées dans Le Livre des merveilles, il y eut aussi, en 1307, Charles de Valois, frère du roi de France Philippe le Bel, qui envoya l’un de ses hommes chez Marco Polo pour en obtenir une copie.
« Charles avait débarqué dans la lagune pour discuter d’un traité avec Venise, en vue d’une action commune contre Byzance, et le livre de Marco Polo, qui racontait l’Orient comme peu d’autres et en révélait les routes, les itinéraires et la géographie, allait pouvoir être très utile », souligne l’historien.
En 1318, les biens déjà considérables de Marco Polo s’accrurent encore, grâce à l’héritage reçu à la mort de son oncle Matteo. Mais en 1323, sa santé se détériora et, en quelques mois, il se retrouva alité. Entre le 8 et le 9 janvier 1324, il dicta son testament, répartissant l’essentiel de ses biens entre sa femme et ses filles. Après cela, il ferma les yeux pour la dernière fois et fut inhumé près de l’église San Lorenzo (mais sa dépouille sera perdue par la suite).
Quant à Venise, elle continua de renforcer sa réputation de porte de l’Orient, amplifiée par les aventures de son plus illustre voyageur, Messer Polo.
M.L.
BOX 1
PENDANT CE TEMPS DANS LE MONDE
L’époque de Marco Polo, à cheval sur les XIIIe et XIVe siècles, connut plusieurs changements culturels, économiques, politiques et sociaux, tant en Europe qu’en Asie. En voici un bref aperçu.
EN EUROPE
La société féodale (fondée sur les liens de vassalité et partagée entre nobles propriétaires terriens, chevaliers, paysans et clergé) subit de profondes transformations.
En Italie, les Communes, avec différentes formes d’auto-gouvernement de type républicain, se transforment en riches « cités-États » qui anticipent les dynamiques de l’économie marchande en rivalisant avec le Saint-Empire romain germanique.
EN ASIE
Les héritiers de l’empire de Gengis Khan dominent la zone asiatique. Nomades et organisés en une société guerrière fondée sur l’élevage, les Mongols étaient présents de la Chine à l’Asie centrale jusqu’en Europe orientale, fondant un empire multi-ethnique ouvert à la circulation des hommes et des marchandises. En 1279, Kubilaï Khan consolide la conquête mongole de la Chine, construit la capitale Khambalik (la future Pékin) et fonde la dynastie Yuan. Il est le premier à promouvoir activement les relations commerciales, culturelles et diplomatiques avec les Occidentaux.
L’EMPIRE BYZANTIN
À mi-chemin entre l’Europe et l’Asie, l’Empire byzantin, phare politique et culturel de la Méditerranée depuis des siècles, traverse une crise profonde. Sa position stratégique en avait fait un objet de convoitise autant pour les Mongols et les Turcs de la dynastie des Seldjoukides, que pour les puissances européennes : entre 1202 et 1204, lors de la quatrième croisade, les Vénitiens conquièrent Constantinople (perdue en 1261, mais ils conservent d’importants intérêts commerciaux sur place).
LA SITUATION RELIGIEUSE
Sur le continent européen, la religion dominante était le christianisme, tandis qu’en Asie coexistaient le bouddhisme, le taoïsme et l’islam. C’est précisément à l’époque de Marco Polo que le christianisme commence à se répandre lentement en Orient, grâce à des missionnaires déterminés. Marco Polo en rencontre certains.
BOX 4
CINÉMA, TÉLÉVISION ET LITTÉRATURE
Les exploits du marchand vénitien ont été portés à l’écran à de nombreuses reprises et dans presque tous les pays du monde. Depuis 1938, avec Les Aventures de Marco Polo, du réalisateur Archie Mayo, avec Gary Cooper dans le rôle-titre, jusqu’au plus récent Marco Polo, mini-série de 2007 réalisée par Kevin Connor.
Mais le feuilleton le plus célèbre de tous reste Marco Polo, produit par la RAI en 1982 et diffusé dans quarante-six pays. Divisé en huit épisodes et réalisé par Giuliano Montaldo, il bénéficia d’une distribution internationale : Kenneth Marshall (personnage principal), Denholm Elliott, Burt Lancaster et Tony Vogel.
Des générations d’intellectuels ont bien sûr été influencés par Marco Polo, dont Italo Calvino, auteur en 1972 du roman Les Villes invisibles, structuré sous la forme d’un dialogue entre le marchand vénitien et l’empereur Kubilaï Khan, dans lequel Marco Polo raconte les histoires de villes imaginaires visitées pendant son voyage.