Bâtisses et ruines peuplées de légendes tracent un itinéraire idéal dans la ville d’Aosta, la « Rome du Nord »,aujourd’hui une ville à la personnalité sereine et accueillante.


ENRICO MARTINO / MERIDIANI

Tout est (monde) et le (monde) n’est rien

Telle était la devise inscrite sur les blasons des châteaux des Challant, famille qui contrôla la région pendant des siècles au nom des Savoie. Pour saisir combien sont éphémères la vie et le pouvoir, il suffit de lever les yeux sur les pyramides de granit qui dominent Aosta, un îlot urbain dans le silence de la vallée, une ville d’art en symbiose avec les Alpes, où quelques minutes de trajet en télécabine suffisent pour rejoindre les pistes de ski et les forêts de Pila, et où les arcs, les murs et les colonnes sont des bouts de roche, des morceaux de montagne parsemés entre les maisons. Ils sont le témoignage d’un « Far West » romain pour les colons en quête de terres, les légionnaires assoiffés de gloire, les aventuriers téméraires et les hommes politiques en disgrâce.

Le long voyage d’Aosta dans le temps a commencé à la fin du Néolithique, comme le racontent les pierres de la zone mégalithique de Saint-Martin-de-Corléans où les millénaires se sont stratifiés.

Et pour raconter les transformations post-romaines, il y a encore les pierres des tours massives devenues les protagonistes d’un Moyen Âge qui revit aussi dans leurs appellations, de la Tour Fromage qui avait appartenu à la noble famille de Casei (francisée en Fromage) à la Tour de Bramafam, ainsi appelée en souvenir du fantôme d’une comtesse enfermée là par son mari jaloux jusqu’à mourir de faim.

La Tour abandonnée et lugubre, dite dello spavento (de la frayeur), changea de nom après que l’Ordre des Saints-Maurice-et-Lazare l’eut acquise pour héberger une famille de lépreux d’Oneglia en 1773.

Le dernier survivant, Pietro Bernardo Guasco, vécut à l’écart du monde et cultiva son jardin secret jusqu’à sa mort en 1803. Son histoire fut rendue célèbre par le roman Le lépreux de la cité d’Aoste de l’écrivain savoyard Xavier de Maistre. Depuis lors, cette tour est appelée la Tour du lépreux.

Dans les pas des saints

Des vestiges romains découverts sous la cathédrale Santa Maria Assunta, un cryptoportique rythmé par des colonnes et ciselé de théâtrales raies de lumière dans la zone de l’ancien forum : comme dans la Ville éternelle, dans la « Rome du Nord », il suffit de creuser pour trouver quelque chose. Traces d’un lointain passé où les dieux des Salasses et des Romains furent remplacés par une multitude de saints chrétiens employés à endiguer les torrents en crue, à chasser les serpents venimeux des champs et à éradiquer les nombreux démons qui infestaient les montagnes.

Des fragments de légendes anciennes réapparaissent dans les yeux hallucinés des monstres et des prophètes nichés sur les chapiteaux du cloître de l’église Sant’Orso. « Un joyau médiéval qui fait comprendre l’importance de ce centre religieux. Dommage que nous nous soyons laissés déposséder de nos saints », dit en plaisantant Mauro Caniggia Nicolotti, enseignant et auteur de dizaines de livres sur l’histoire valdôtaine. « Je ne suis sans doute pas objectif, mais l’hagiographie est toujours risquée. Prenez Anselme, penseur, philosophe et docteur de l’Église. On se souvient de lui sous le nom de Saint Anselme de Canterbury, mais la seule incertitude à éclaircir est de savoir s’il est né à Aosta, Via Sant’Anselmo, où se trouve sa maison présumée, ou à Gressan, à quelques kilomètres d’ici. On raconte que saint Orso était irlandais, mais en réalité on ne sait pas d’où il venait, et saint Bernard de Menton était en fait originaire d’Aosta. Une autre erreur ». Campanilismes, revendications et discussions acharnées planent comme un esprit follet qui peut se matérialiser certains soirs d’hiver dans les ruelles imprégnées de l’atmosphère du XIXe siècle de cette ville au caractère tranquille et indéfinissable.

Une ville à part

Autour de la zone privilégiée surnommée salotto buono de la Piazza Chanoux, même la toponymie parle français, les strade sont des rues et les viali des boulevards, mais les Aostani vivent très bien en Italie, tant qu’on ne touche pas à leur autonomie.

Aosta a le sentiment de ne faire partie ni de la Savoie ni du Piémont. Jusqu’à l’unification de l’Italie, le français, ou plutôt le patois, régnait en maître et seule l’arrivée du chemin de fer en 1886 rompit un isolement séculaire, servant aussi de cheval de Troie à la langue italienne. Mais la vieille Aosta aux murailles romaines démantelées est restée, selon le poète Giosuè Carducci, égale à elle-même, gardienne de l’âme de la Vallée. « La région est si petite qu’Aosta est une sorte d’accordéon qui s’élargit et se rétrécit dans une relation continue de métissage avec les vallées », explique Mauro Caniggia Nicolotti.

« Je la vois comme une ville dotée d’un grand potentiel inexploité, un pont vers la France grâce à la francophonie, tournée vers l’Europe mais avec des provincialismes inaltérables. Aujourd’hui encore, les cloches de l’Angélus sonnent une demi-heure avant midi dans toute la vallée pour remémorer l’expulsion du protestant Calvin et des siens », une fuite également rappelée par la croix placée en 1541 à l’intersection de deux routes qui reprennent le cardo et le decumanus romains, de nos jours encore les principaux axes de la ville. Il en fallait plus, cependant, pour interrompre le flux d’hommes et d’idées qui circulait le long des cols alpins et passait inévitablement par ce centre, toujours en équilibre entre activités culturelles d’avant-garde et traditions séculaires. Capable de protéger avec un dévouement incroyable, depuis près de cinq siècles, le majestueux tilleul de saint Orso, aujourd’hui soutenu par des poteaux et des tirants mais surtout par l’attachement viscéral des habitants qui en ont fait le symbole d’Aosta. Un centre capable aussi de célébrer depuis plus de mille ans ses traditions artisanales lors de la foire de saint Orso.

Pourtant, la ville a changé de visage, à l’image de l’aciérie Cogne Acciai Speciali, seule industrie de la région qui, pendant plus d’un siècle, a marqué de manière indélébile la croissance d’Aosta et qui exporte aujourd’hui quelque 80 % de sa production grâce à un important renouvellement technologique. Si nul ne regrette le grondement nocturne des hauts-fourneaux ni la pollution visibles jusque sur les cartes postales, certains se souviennent avec nostalgie de la sirène annonçant les changements d’équipes, qui rythmait les journées de la ville.

Le tourisme et les services jouent un rôle de plus en plus important, mais les racines sont solides, c’est peut-être pour cela que les jeunes qui partent pour leurs études reviennent presque toujours. Il faut être prudent, car il est facile de succomber au charme des ruelles étroites d’Aosta qui s’ouvrent sur des brèches de montagnes hautes de plus de 3000 mètres, du mont Émiluis au pic de Nona, jusqu’aux 4314 mètres du Grand Combin. Une vue qui avait déjà subjugué Stendhal : « J’étais si heureux en contemplant ces beaux paysages et l’arc de triomphe d’Aosta que je n’avais qu’un vœu à formuler, c’était que cette vie durât toujours ». Les Salasses et les Romains avaient déjà éprouvé cela en regardant les derniers rayons du soleil qui illuminaient un étrange nuage blanc, immobile sur un ciel noir de jais. Ce n’était pas un nuage mais un glacier, l’œil des géants de pierre qui veillent depuis toujours sur Aosta.

E.M.