Pendant des siècles, on a interdit aux femmes d’avorter, les contraignant à prendre des potions empoisonnées et à endurer des interventions clandestines. Des pratiques très risquées pour celles qui les subissaient, si bien qu’au XIXe siècle les mouvements d’émancipation féminine s’y opposèrent durement, les considérant comme un instrument aux mains du mâle prévaricateur, qui peut ainsi laisser libre cours à sa sexualité sans tenir compte des conséquences. Il est toujours utile de le rappeler.
MARIA LEONARDA LEONE / FS
Gigliola a 17 ans, elle est fille d’agriculteurs dans la région de Padoue. Elle pense à ses parents : s’ils savaient, ils auraient honte, ils la chasseraient de la maison. Or, où pourrait-elle bien aller, sans argent, sans aide, désespérée, enceinte et abandonnée par le garçon qui lui a laissé ce fardeau à porter seule ? Mais il existe une solution : Roberto, un jeune homme qui l’aime bien, lui donnera les 40 000 lires nécessaires à l’opération. Étendue sur une table de cuisine, sans anesthésie, elle laissera une assistante infirmière lui introduire une aiguille à tricoter dans l’utérus, la faisant tournoyer pour provoquer le décollement du placenta.
ACQUITTÉE, MAIS PAS PARDONNÉE
Nous sommes en 1973 et l’histoire de Gigliola est une histoire vraie, semblable à beaucoup d’autres : à l’époque, en Italie, plus de 3 millions de femmes avaient recours chaque année à un avortement clandestin. Plusieurs mouraient d’hémorragie dans les heures qui suivaient, l’utérus perforé par des aiguilles à tricoter mal manœuvrées par les mammane, ou bien empoisonnées par des décoctions de persil artisanales.
Celles qui pouvaient se le permettre se tournaient quant à elles vers « la cuiller d’argent », le médecin qui faisait des avortements clandestins dans des cliniques privées, à l’aide d’une cuiller que les femmes étaient contraintes de payer à prix d’or, d’où le nom.
Seules les plus pauvres connaissaient l’humiliation du tribunal, à l’image de Gigliola. Ayant survécu à la douleur, à la peur et à une infection, la jeune fille fut jugée pour délit d’avortement. Elle risquait entre 2 et 5 ans de prison, mais elle fut « pardonnée » par le juge en raison de son jeune âge.
Pardonnée, mais pas acquittée : parce que celles qui avortaient, hier comme aujourd’hui, restaient moralement coupables aux yeux de tous ceux qui ne mesuraient pas le poids de ce choix déchirant, le désespoir de se retrouver mère accidentellement ou enceinte du mauvais homme, la douleur sombre de celle qui porte en son sein le fruit d’une violence ou un enfant condamné à une vie de souffrance, de celle qui ne peut nourrir une bouche de plus, les mille et une raisons de celles qui ne veulent pas être mères.
Pendant des siècles, les femmes ont eu recours à l’interruption de grossesse et les méthodes, les jugements moraux et le droit se sont adaptés aux mutations politiques, religieuses, médio-scientifiques et sociales. Une chose, cependant, est demeurée inchangée jusqu’à l’époque de Gigliola : La soumission de la femme à l’autorité physique et morale de son mari, de l’Église ou de l’État. La femme n’a jamais été libre de décider. « Le sujet est particulièrement compliqué, tout d’abord parce que l’Histoire enseigne que sexualité et reproduction sont aussi les domaines qui ont le plus permis aux hommes de dominer les femmes », écrit l’historienne Giulia Galeotti dans son livre Storia dell’aborto (éditions Il Mulino).
UN DOMMAGE POUR LE MARI
Si stava meglio quando si stava peggio, c’était mieux avant, quand c’était pire, a-t-on coutume de dire. En effet, à l’époque classique, pour les antiques Grecques et Romaines, interrompre une grossesse non désirée était légal, quoique tout le monde ne l’acceptait pas. Il y a cependant un « mais » : il fallait protéger l’intérêt de l’homme.
« L’avortement pouvait aller à l’encontre des attentes du père, du mari, ou du maître d’avoir des héritiers. Ainsi fallait-il le consentement de l’homme de la maison pour le pratiquer sur une femme », explique l’historienne Giulia Galeotti. Dans le cas contraire, sur la base de la Loi des Douze Tables (Ve siècle av. J.-C.), le mari pouvait répudier sa femme pour « soustraction de descendance ». Parce qu’il faut le dire : malgré les lois sexistes et la dangerosité des méthodes abortives, les matrones parvenaient souvent à agir clandestinement, avec l’aide d’autres femmes [La matrone était la mère (mater familias), digne et respectable, responsable du bon entretien de la maison et de l’éducation des enfants. Au cours du Moyen Âge, le mot indiquait en revanche la femme mûre qui aidait les jeunes femmes à accoucher, prenant ainsi la signification de sage-femme, ndr].
« Pour qui éprouve-t-on de la compassion ? Pour les pères, coupables de rien », soutenait l’orateur Quintilien (Ier siècle ap. J.-C.). Au pire, les principales intéressées étaient visées par les remontrances morales de tous ceux qui désapprouvaient cette pratique, pour différentes raisons.
Pour n’en citer qu’un, le poète romain misogyne Ovide (Ier siècle ap. J.-C.), qui remarquait, caustique : « Si ce système avait plu aux antiques mères, la race humaine aurait péri par négligence […]. Si Vénus enceinte avait maltraité Énée dans son utérus, la terre aurait été privée des Césars. ». Ainsi, en l’espace de deux siècles, cette manifestation pratique d’inacceptable autonomie féminine finit par être stigmatisée comme « un signe de décadence des mœurs » et sanctionnée pénalement par l’État comme un attentat à l’ordre familial et social.
« Un rescrit, c’est-à-dire une ordonnance rédigée par l’empereur, que l’on peut dater de la période entre le règne de Septime Sévère et celui de Caracalla (193-217), prévoyait l’exil temporaire pour femmes divorcées ou celles qui avaient subi un avortement contre l’avis de leur conjoint », explique l’historienne.
Motivation : « Il pouvait sembler scandaleux qu’elle puisse priver son mari de ses enfants sans être punie. » Et c’était pire pour celles qui provoquaient l’avortement : elles risquaient la peine capitale si la patiente mourait.
ET LE PÉCHÉ FUT
Les restrictions étaient dans l’air depuis longtemps déjà à Rome, le christianisme y avait fourré son nez. « Le document chrétien le plus ancien condamnant l’avortement remonte à la fin du Ier siècle », explique Galeotti. « La Doctrine des douze apôtres, le premier règlement de la communauté chrétienne que nous connaissons, interdisait cette pratique, la considérant comme un péché, parce qu’elle détruisait une créature de Dieu ». « Il est erroné d’appeler “statue” le cuivre en fusion et “homme” le fœtus », objectait le philosophe Épictète (IIe siècle), mais des avis comme celui-ci comptèrent toujours moins quand la religion née des enseignements de Jésus devint religion officielle de l’empire (380 ap. J.-C.).
Influencées par l’éthique et la morale chrétienne et par les peines établies par l’Église pour ce type de péchés, de nombreuses législations abandonnèrent la défense des intérêts du chef de famille et choisirent de prendre le parti du fœtus, jusqu’alors considéré, d’un point de vue juridique, comme un morceau du corps de la femme et, comme tel, propriété de l’homme.
Beaucoup soutenaient que l’équation “avortement = homicide” valait seulement à partir du moment où l’âme entrait dans le fœtus. Facile à dire, mais difficile à vérifier. Pendant des siècles, philosophes et théologiens analysèrent toutes les nuances comprises entre Épictète et la Doctrine, jusqu’à ce qu’à la fin du XVIe siècle, le pape Sixte V ne tranche la question : le 29 octobre 1588, il édita la bulle Effraenatam, par laquelle il condamnait à l’excommunication celles qui pratiquaient un avortement. Le degré de développement du fœtus ne comptait pas : dans tous les cas, soutenait le pontife, il s’agissait d’un homicide volontaire. Avec une circonstance aggravante : en plus du dommage matériel infligé à la famille, à l’Église et à la société, privées d’un nouveau membre, il y avait la perte spirituelle gravissime infligée au fœtus avorté, empêché de rejoindre la béatitude céleste. La guerre menée contre l’autonomie reproductive des femmes avait commencé.
LE BESOIN DE SOLDATS
« Jusqu’à la Révolution française, les différents législateurs se limitèrent essentiellement à suivre la prescription traditionnelle, définie par les indications religieuses », affirme Galeotti. « La condamnation générale s’articulait ainsi en peines différenciées en fonction du nombre de mois qui s’étaient écoulés entre la conception du fœtus et le moment de l’avortement. » Puis, au XIXe siècle, l’État en fit une question publique. Pourquoi donc ?
Par temps de guerre et d’épidémies, l’idée de fond, plutôt répandue, était celle exprimée par le philosophe Denis Diderot, selon lequel un État est d’autant plus puissant qu’il est peuplé et qu’il lui faut des bras pour son économie et son armée.
Dans cette optique, le fœtus se transforme en un « futur citoyen, soldat et travailleur » à préserver et, par conséquent, « la femme enceinte n’est pas la simple femme du citoyen mais en un certain sens, la propriété de l’État », selon la définition donnée par le médecin des Lumières allemand Johann Peter Frank. Obligée de demeurer fidèle à sa « prédestination biologique », la femme fut appelée à vivre la maternité comme un acte nécessaire de patriotisme. Les lois se firent plus pressantes : avortement et contraception devinrent des délits contre la personne ou contre l’ordre de la famille. L’objectif, argumentait en 1928 le juriste Alfredo Rocco, père du code pénal de l’époque fasciste, était de conjurer l’offense à la « santé morale » et au « développement vigoureux de notre peuple ».
Un zèle qui variait en fonction des intérêts des différentes nations : l’Allemagne nazie, poursuivant son idéal de race pure, interdisait aux femmes « ariennes » l’interruption de grossesse, mais l’encourageait (jusqu’à la rendre obligatoire) dans les territoires occupés. Les exceptions furent peu nombreuses et de courte durée : pour n’en citer qu’une, la Russie, où l’avortement fut légalisé entre 1920 et 1936.
UN DROIT CIVIL
Interdit ou pas, les femmes ne cessèrent pas d’avorter, même si la clandestinité rendait tout plus dangereux.
« La législation qui criminalisait l’interruption volontaire de grossesse devint l’emblème de l’expropriation du corps et de l’identité féminine », conclut l’historienne. « C’est dans cette phase que prit forme l’idée de l’avortement comme droit civil, le premier parmi les nombreux à réclamer, revendication unificatrice du féminisme, en mesure, plus qu’aucune autre, de rapprocher les femmes d’origines, de cultures et d’âges divers. » Avec des limites et des délais différents de pays à pays, les femmes, justement parce qu’elles étaient les premières intéressées, ont commencé à profiter du droit de décider pour elles et pour leur corps. Un droit entré dans la Constitution en France le 4 mars 2024, mais qui a été à nouveau bafoué aux États-Unis par une sentence de la Cour suprême en 2022. Un droit encore trop souvent menacé par des siècles de domination masculine, au détriment de toutes les Gigliola du monde.
M.L.L.
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LA LOI 194 EN ITALIE
Ce n’est pas la première fois que cela se produit, mais l’on recommence à débattre de la loi 194 qui permet depuis 1978 aux femmes italiennes de recourir à l’interruption volontaire de grossesse dans un délai de 90 jours après la conception, et jusqu’aux quatrième ou cinquième mois pour des raisons thérapeutiques si la santé physique ou psychique de la femme est à risque.
C’est cette fois l’introduction de la part de l’actuel gouvernement de normes qui légalisent au niveau national une pratique jusqu’alors seulement sporadiquement utilisée : la présence d’associations anti-avortement dans les centres de plannings familiaux, en partie fréquentés par des femmes qui demandent le certificat médical nécessaire pour subir un avortement à l’hôpital.
Beaucoup pensent qu’il s’agit là d’une prise de position politique, la dernière d’une longue série depuis que la loi 194 a été approuvée.
Après d’âpres luttes féministes et de tumultueuses discussions dans les assemblées parlementaires, la loi de 1978 avait été une solution de compromis qui mécontenta un peu tout le monde : l’Église, les partis, les femmes en faveur de la dépénalisation de l’avortement et celles qui s’y opposaient. Parmi les points contestés, la nécessité de se plier à l’avis d’un médecin et l’introduction de l’objection de conscience pour les soignants, qui rend plus difficile et souvent humiliant l’accès à l’interruption volontaire de grossesse. Pourtant, la loi 194 demeure un indispensable point d’ancrage pour éviter le calvaire et les risques liés à l’avortement clandestin.