Il s’agit d’un mariage aussi heureux qu’ancien : nous voulons parler de celui entre la musique et la nourriture, qu’il s’agisse de chanter les ingrédients, les plats, l’art de les préparer, ou bien simplement d’accompagner ce geste si nécessaire, quotidien et satisfaisant qu’est celui de manger.
Quand le directeur de RADICI nous a demandé d’associer une chanson à chacun de nos textes, je n’ai pas hésité à lui proposer un article entier sur le rapport qui existe en Italie entre la nourriture et la musique. J’espère que ce voyage gustatif insolite vous plaira. Pour ma part, je me suis beaucoup amusée à feuilleter les souvenirs de chansons et les plats qui y sont associés. Il en a résulté une bande originale singulière que je vous invite à écouter.
Musique et cuisine sont deux manières universelles de s’exprimer qui vont partout et s’adressent à tous. L’une nourrit l’esprit, l’autre le corps. Pour toutes deux, l’on part d’une composition d’ingrédients ou de notes afin d’obtenir une harmonie de goûts ou de sons. Cuisiner est véritablement un art qui éveille l’esprit en satisfaisant et aiguisant le palais de même que la musique qui, même si elle est impalpable, offre sons et émotions, reste en nous et nous comble.
Le lien entre l’art des sons et l’art de la cuisine existe depuis toujours. Dès l’Antiquité, en effet, musique et nourriture ont incarné deux arts en parfaite harmonie qui trouvaient leur union au cours des banquets, quand les plats fastueux étaient servis accompagnés de musique et de danses. Une association, celle du goût et de l’écoute, vantée y compris dans le Siracide (Ancien Testament) : « Un sceau d’escarboucle sur une garniture d’or, tel est un concert dans un banquet arrosé de vin. Un sceau d’émeraude sur une monture d’or, tel est un air de musique sur un vin délicieux. »
Nombreux sont les exemples comme celui-ci, jusqu’à arriver au siècle dernier, en 1930, avec la révolutionnaire, fantasque et extravagante cuisine futuriste fondée par Filippo Tommaso Marinetti (poète, écrivain et dramaturge) dans le Manifeste de la cuisine Futuriste publié dans la Gazzetta del popolo de Turin le 28 décembre 1930. Pour les futuristes, en effet, l’acte de manger devait coïncider avec une expérience totalisante au cours de laquelle chaque forme d’art, parmi lesquelles la musique, s’unissait à tout le reste pour devenir partie intégrante du moment gustatif.
Ce sont souvent des morceaux inoubliables, des refrains familiers, parfois nostalgiques, des chansonnettes que nous avons quelquefois un peu honte de connaître. Les textes qui mettent en musique la nourriture sont nombreux, de même que les artistes qui ont chanté la cuisine italienne.
Pâtes, pizza, desserts, fruits, café, glaces : certains aliments, plus que d’autres, ont inspiré les plus belles chansons sur la nourriture que nous ont laissées nos artistes, des morceaux inoubliables que nous avons certainement tous écoutés au moins une fois.
Jeunes et moins jeunes, il y en a pour tous les âges et pour tous les goûts, et dans ce domaine, il faut dire que la scène du Festival de la chanson italienne de Sanremo, qui s’est terminé au mois de février dernier, a été l’un des exemples les plus riches et savoureux depuis sa création. Et maintenant, commençons ensemble notre bref voyage gourmand dans l’histoire de la chanson italienne, depuis la fin des années1950 jusqu’à aujourd’hui.
C’était en 1958 et sur la pochette de l’album il est photographié en pizzaiolo : Domenico Modugno interprète un texte historique sur ce plat napolitain iconique : ‘A pizza ca pummarola [la pizza à la sauce tomate, en dialecte napolitain, ndr]. Mais la chanson la plus célèbre liée au thème de la pizza napolitaine est celle de Giorgio Gaber et Aurelio Fierro, ‘A pizza (1966). Le chanteur voudrait joyeusement offrir à sa promise des produits luxueux et couteux mais seul un cadeau lui procure, à elle, réellement du plaisir : la pizza, si possible Ca pummarola ‘ncoppa [avec de la sauce tomate dessus], ‘A pizza e niente cchiù ! [Une pizza et rien d’autre, ndr].
Une autre chanson de 1962 a consacré Gianni Morandi parmi les grands de la chanson italienne. Fatti mandare dalla mamma a prendere il latte (1963) [Fais-toi envoyer par ta maman acheter du lait]. Le stratagème que toute la jeunesse de l’époque avait trouvé pour sortir, avec l’accord des parents, et profiter d’un moment de liberté.
Et qui ne connaît pas Viva la pappa col pomodoro (1964) ? Générique de l’émission télévisée Il giornalino di Gian Burrasca, qui a fait connaître dans le monde entier l’adolescente Rita Pavone, voyageant avec cette recette typique de la cuisine populairetoscane (voir recette RADICI 119).
Quelques années plus tard, c’est au tour du chanteur Fred Bongusto, qui s’y essaie avec la chanson Spaghetti a Detroit avec la strophe légendaire « Spaghetti, pollo, insalatina e una tazzina di caffè » (1967), un rythme jazz qui restera parmi les morceaux les plus connus du chanteur originaire du Molise, crooner italien à la voix chaude et captivante en vogue dans les années 1960-1970. C’est l’histoire d’un homme qui cherche à soigner un chagrin d’amour en mangeant un déjeuner léger car il a l’appétit coupé par la mélancolie de son histoire terminée.
Un morceau à la saveur exceptionnelle de cuisine : Il baccalà, de Nino Ferrer (1969) où, avec un texte extrêmement simple composé de termes liés à la nourriture, l’auteur-compositeur génois énumère les délices qui composent le panier à pique-nique qu’a préparé sa maman pour une sortie en famille à la campagne : pain, bananes, un panettone, du minestrone, le chocolat, la salade, le parmesan, le safran, la mozzarella, la cannelle, les pâtes au pesto, le poulet rôti, la confiture, l’omelette, les petits fromages emballés, les haricots verts, les fruits cuits, la ricotta, les sandwichs, la glace, les biftecks, la soupe, les escargots, les pâtes, le fromage, le bouillon et surtout, la morue. Soulignons que la version française de ce succès remplace le titre par « Cornichons », bien plus populaires pour les pique-niques que la morue (« il baccalà »). Mais les Italiens à table, c’est bien connu, y vont toujours très fort.
Quelques années plus tard, Peppino di Capri participera à l’émission télévisée très populaire Canzonissima, avec le morceau romantique Champagne (1973) « pour trinquer à une rencontre avec toi qui étais déjà à un autre… ». La chanson conquerra le public et connaîtra un succès sans fin.
Et venons-en à la légendaire Mina et sa chanson Ma che bontà. La tigresse de Crémone, ainsi qu’on l’appelait, était la seule à pouvoir chanter cette chanson avec maestria et ironie. Extraite de l’album Mina con bignè (1977), Ma che bontà est un morceau ironique, léger, brillant et appétissant qui voit Mina dans la peau d’une dame de la haute bourgeoisie milanaise, l’inoxydable sciura [la signora] : viande, chocolat, vin, glace, rien ne manque pour souligner son incompétence en matière de cuisine.
Du verre de vin accompagné d’un sandwich de la chanson Felicità, d’Albano et Romina (1982) aux spaghetti al dente chantés par Toto Cotugno dans son L’italiano (1983), jusqu’au triomphe gastronomique napolitain concentré par Mirisa Laurito dans Il babà è una cosa seria (1983), où elle passe en revue une série de plats incontournables de la cuisine parthénopéenne : en plus du célèbre dessert en effet, il y a la pummarola, il maccherone, lo gnocco e mozzarella et les ziti con il ragù.
Autre tour, autres chansons, et très nombreuses sont celles qui parlent de café. Le Toscan Riccardo del Turco, en 1969, chante : «Ma cosa hai messo nel caffè /Che ho bevuto su da te? C’è qualche cosa di diverso, adesso in me...» [« Mais qu’as-tu mis dans le café/Que j’ai bu là-haut chez toi ? Il y a quelque chose de différent, maintenant en moi… »]. Confirmation qu’une bonne tasse de café peut changer la vie ou en tout cas la rendre plus agréable. Et nous arrivons à 1977 quand Pino Daniele sort Na tazzulella ‘e cafè, avec laquelle il dénonce la condition d’un peuple napolitain auquel les « puissants » ne laisseraient que le café comme maigre consolation. En 1981, c’est le tour de l’immense Fiorella Mannoia qui lance Caffè nero bollente : «E ammazzo il tempo bevendo/ Caffè nero bollente/ In questo nido scaldato /Ormai da un sole paziente/Che brucia dentro di me /Che è forte come il caffè...». [« Et je tue le temps en buvant un café/un café noir brûlant/Dans ce nid chauffé/désormais par un soleil patient/Qui brule à l’intérieur de moi/Qui est fort comme le café… »].
Vasco Rossi, au Roxy Bar, ne boit pas de café mais du whisky, comme il le chante dans sa si célèbre Vita spericolata [Vie imprudente] tirée de l’album intitulé, comme par hasard, Bollicine.
En 1990, dans le morceau Don Raffaé, l’auteur-compositeur génois Fabrizio De André évoque, en dialecte napolitain, les bienfaits du traditionnel café napolitain, auquel il ne faudrait jamais renoncer, pas même en prison : « A che bell’ò cafè pure in carcere ‘o sanno fa » [« Mais qu’il est bon ce café, même en prison ils le font bien »]. Dans le même album se trouve le morceau ‘A çimma, où De André met en musique, avec Ivano Fossati, la recette, de la cima, un plat populaire typique de la Ligurie et en donne, de façon poétique, tous les détails de la longue préparation.
Gino Paoli nous fait déjà rêver au travers de sensations gustatives dans Sapore di sale (1964) mais il nous rappelle aussi que boire un bon café est de rigueur quand se retrouvent Quattro amici al bar (1991) « Tra un bicchier di vino ed un caffè, tiravi fuori i tuoi perché » [Entre un verre de vin et un café, tu t’expliquais »], tandis que Luca Carboni boit le café pour rester en forme dans la rythmée Mare Mare (1992) : « Olè tengo il ritmo prendo un caffè » [Je garde le rythme en prenant un café]. Fabio Concato avec Il caffettino caldo (1992) fait une comparaison entre le goût mélancolique de la fin d’un repas que symbolise le café et la société actuelle, tellement déshumanisée, dans laquelle, souvent, on se sent seul.
Le monde du dessert et de la glace a aussi beaucoup été chanté et vanté. Un gelato al limon de Paolo Conte (1979) en est un exemple. C’est l’une des chansons italiennes contemporaines les plus connues en France. Malgré son titre évocateur de mer, de soleil, de plage et d’été, à l’image de nombreuses chansons à la mode à l’époque, le morceau désavoue tous ces stéréotypes et, bien loin de l’insouciance des vacances, raconte « la sensualité de vies désespérées » enfouies dans les profondeurs d’une ville tandis que « la nuit chaude nous fait fondre ». Ici, la glace n’est qu’un prétexte pour représenter l’époque.
Banane e lampone (1992) est une chanson de l’indémodable Gianni Morandi qui parle de nourriture mais aussi d’inquiétude, de possessivité et de jalousie, une scène qui serait vue aujourd’hui comme extrêmement machiste et raconte sa soirée à attendre à la maison sa compagne sortie s’amuser avec des amis et qui lui a laissé à disposition dans le frigo des bananes et des framboises : « Banane, lampone, chi c’era con te, io sono il tuo amore, sei solo per me! » [Bananes, framboises, qui était avec toi, c’est moi ton amour, tu n’es que pour moi!] Une dernière phrase qui serait aujourd’hui imprononçable.
Le légendaire Gino Paoli, encore lui, nous a offert une autre mélodie à savourer. Il s’agit de Pomodori, en 1998. « Meno male che ci sono i pomodori/Dico pensa tu cosa sarebbe, fare/Un piatto di pasta senza i pomodori/È come un giardino senza fiori/È come la vita senza te » [Heureusement qu’il y a les tomates/imagine ce que ce serait/que faire un plat de pâtes sans tomates/C’est comme un jardin sans fleurs/C’est comme la vie sans toi.] Une chanson qui nous invite à une existence moins conformiste et plus stimulante, qui laisse de côté les désirs de pouvoir et de succès et retrouve le plaisir d’un bon plat de pâtes à la sauce tomate, une manière de rêver et de vivre à échelle humaine. « Le secret, c’est une fois encore l’amour. Cette tension vers quelque chose ou quelqu’un qui vous fait battre le cœur et vous fait sentir vivant », comme l’a expliqué Gino Paoli lui-même.
Le chanteur Bugo se situe dans le même registre quand, en 2002, alors qu’il n’est pas encore connu, il compose la chanson Pasta al Burro, qui annonçait la tendance, devenue ensuite un véritable phénomène, des émissions culinaires autour de la cuisine. C’était sa façon de contester et de revendiquer de vouloir manger une simple mais salutaire assiette de pâtes au beurre en proclamant : « Les pâtes au beurre sont mon véritable or ».
La cuisine régionale traditionnelle inspire aussi les auteurs-compositeurs contemporains. Millelemmi, en 2013, consacre un rap au lampredotto, le célèbre sandwich florentin garni d’abats de bovins bouillis. « Questa non l’è cosa / per gente schizzinosa » [Ce n’est pas une chose/Pour les personnes difficiles]. Un sandwich fantastique, quoique pas vraiment léger, exactement comme un certain genre de musique.
Et pour aller plus loin, je vous conseille de découvrir sur Internet la performance de Food Ensemble, qui mêle la cuisine et la musique électronique. Un véritable concert exécuté par les sons de la nourriture, de la cuisine et des plats qui se composent sous nos yeux.
En somme, la musique et la nourriture ont ce même pouvoir de nous remonter le moral, d’embellir une mauvaise journée, de nous maintenir occupés, de nous distraire, parfois même de conditionner nos vies, un ensemble où tous nos sens sont engagés et stimulés.
Je voudrais conclure cette longue bande origine par les paroles d’Ornella Vanoni dans l’une des plus belles mélodies à savourer de tous les temps, Rossetto e cioccolato [rouge à lèvres et chocolat] (2013) : « E ci si mastica a poco a poco/Si fa così/È tutto apparecchiato/Per il cuore e per il palato » [Et l’on se mange peu à peu/c’est comme cela que l’on fait/Tout est préparé/pour le cœur et le palais]. La nourriture dans la musique ou la musique dans la nourriture, à vous de trouver votre intonation.