Dernier endroit de la vallée où le soleil se couche, depuis des siècles accessible uniquement à pied, ce village de 100 habitants est un joyau alpin à 1815 mètres de tranquillité, un paradis pour s’éloigner des rythmes du monde moderne.


ROBERTO COPELLO / MERIDIANI

La seule ville d’Italie sans voiture. Ce n’est pas rien, mais Chamois ne peut se réduire à un slogan, pas même en anglais, car free village. Car chacun de ses hameaux – Caillà, Corgnolaz, Crépin, Lac de Lod, Liussel, Suis, La Ville – est une véritable perle.

Que ce soit pour l’air et la lumière. Que ce soit pour les beaux rascards, des chalets en bois typiques avec un soubassement en pierre. Que ce soit en été, pour les pâturages fleuris, ou en hiver, pour les pentes enneigées, parfois dévalées par une légende de l’alpinisme local et international, Hervé Barmasse. « Tout le monde a besoin d’un peu de solitude de temps en temps, pour comprendre ce qui est important », a déclaré ce dernier. « C’est peut-être aussi pour ça que j’ai ouvert une voie en solo sur le Cervin, chose que seul l’alpiniste Walter Bonatti avait faite. Quand je veux passer un moment seul en fin de journée, je monte depuis Valtournenche jusqu’ici, à Chamois, pour profiter du coucher de soleil, dans le dernier endroit de la vallée où on peut le voir avant qu’il ne disparaisse ».

Chamois est un joyau alpin situé à 1815 mètres d’altitude. Pendant des siècles, on n’y accédait qu’à pied par le sentier muletier des Seingles : deux heures de marche avec 93 tournants en épingle à cheveux et 700 mètres de dénivelé, ponctué de petites cascades et de parois en surplomb, qui justifient le nom de Chamois (que Mussolini avait italianisé en Camosio). C’est toujours une belle randonnée, mais depuis 1955, la plupart des gens montent grâce au téléphérique Buisson-Chamois, peut-être ensuite pour crapahuter sur le sentier 107 de la Gran Balconata del Cervino vers le lac alpin de Lod, peuplé de libellules. Ou vers les 2500 mètres du Point Sublime et de vue extraordinaire sur la pyramide de granit. Ou encore vers le Col Pilaz, où a été installé en 2021 le premier banc géant de la Vallée d’Aosta, d’un rouge flamboyant.

Pour ceux qui trouvent le téléphérique trop lent, Chamois est aussi « le seul village d’Italie où l’on peut arriver en avion ». Il en est ainsi depuis 1967, date de la création du premier altiport d’Italie, avec 350 mètres de piste, une pente herbeuse idéale pour les ULM et les parapentes. Peu avant, en 1964, quatre habitants sur cinq avaient rejeté le projet d’une route carrossable.

En 1691, le village de Chamois fut effleuré par la grande Histoire, quand les soldats du Roi Soleil sévirent dans la Vallée et que la baronne de Challant, mère de onze enfants, se cacha parmi ses chers sujets de Chamois. Sa fuite fut inutile : le commandant français la retrouva et la ramena en otage au château de Châtillon. Chamois comptait alors plus de 300 habitants et il en sera ainsi jusqu’au début des années 1900. On dénombrait alors jusqu’à cinq écoles dans ses hameaux.

Le dépeuplement a commencé entre les deux guerres mondiales et aujourd’hui il n’y a plus qu’une centaine d’habitants, dont la moitié se consacre au tourisme. Si leur nom de famille se termine par un y ou un t (Ducty, Lettry, Brunet, Rigollet), vous pouvez être sûrs que leurs arrière-grands-parents vivaient déjà ici, sauf s’ils avaient émigré en Suisse ou en France pour une saison, ou pour toujours. Sinon, il s’agit de Milanais, de Turinois ou de Génois qui ont fait un choix de vie. Peut-être Paolo Cognetti a-t-il tracé la voie en vivant dans un chalet valdôtain et en écrivant le récit à grand succès Les Huit Montagnes ?

Ou bien est-ce le Covid, il y a quelques années, qui a accentué la tendance « je quitte la ville » ? Rien de tout cela. Depuis un certain temps déjà, Chamois apparaît comme un paradis pour ceux qui, lassés de l’air vicié et des rythmes du monde moderne, sont venus ici non pas pour s’isoler, mais pour faire communauté (il faut saluer l’action de l’association Insieme a Chamois-Ensembio a Tzamoue qui compte plus d’adhérents que d’habitants). Désormais, dans le village, on peut croiser des sportifs célèbres, des cadres milanais qui font la navette, des filles de la plaine mariées à des Chamoisiens moniteurs de ski ou employés au téléphérique, un Turinois qui brasse de la bière d’altitude, une famille ligure installée là parce que le télétravail peut aussi se faire depuis un refuge de montagne (grâce également à la couverture Wifi de la commune). Aujourd’hui, seul un habitant sur dix parle patois, essentiellement des personnes âgées, qui regrettent un peu l’époque où tous les habitants du village étaient plus unis et s’entraidaient toujours, que ce soit pour battre le blé ou organiser la fête du saint patron, Saint Pantaléon.

Le village n’est en rien tourné vers le passé, la preuve en est donnée, chaque été depuis douze ans, par CHAMOISic, un festival italien de musique expérimentale et électronique en haute montagne. « Ici, même les marmottes swinguent », dit le rappeur italien Frankie hin-rg MC. Mais les décibels sont l’exception. Au crépuscule, quand les touristes sont partis, la paix et le silence sont absolus. Puis, à l’aube, avant l’arrivée des randonneurs, marmottes et chamois se frayent un chemin jusqu’aux maisons. Le calme devient irréel en hiver : un drap blanc recouvre les prés et les toits, tandis que notre guide, Gian Mario Navillod, trace dans la neige de grands labyrinthes inspirés de ceux des cathédrales médiévales.

Les plus jeunes, eux, se plaignent : comment aller dîner à Aosta si le dernier téléphérique est à 22h20 ? La seule solution est de remonter à pied. Après tout, depuis La Magdeleine, il ne faut qu’une heure… Oui, le paradis peut être un village sans voitures, le bonheur un village sans routes. Mais avec beaucoup, beaucoup plus.

R.C.