Pour mes quarante ans, mes amis et ma famille ont eu la formidable idée de m’offrir quinze jours inoubliables à Rome. Les paroles s’en vont, les écrits restent. Alors je leur raconte et vous raconte ce séjour à travers ces chroniques.

A Rome, je réside dans un quartier bien singulier à y regarder de plus près. C’est celui qui s’étend de la Piazza del Popolo à Piazza di Spagna. Les rues y sont emplies d’adeptes du lèche-vitrine en permanence, du lundi au dimanche et de 9h à 22h. Un « shopping » populaire sur la Via Del Corso et beaucoup plus luxueux sur la via dei Condotti ou via del Babuino.

Ceux de « la haute » s’y baladent sacs Prada aux bras, dans une frénésie incroyable. Chez certains on croirait même apercevoir dans le regard l’excitation de l’enfant le matin de Noël, au pied du sapin. En fin d’après-midi, quand je rentre de mes cours d’italien, je croise cette faune multiculturelle en pleine activité. Elle correspond au panorama mondial de notre croissance économique actuelle : chinois, russes, quelques américains… Les pays du Golfe doivent aller se fournir ailleurs.

Marchande du Campo dei Fiori (Photo PN)

Marchande du Campo dei Fiori        (Photo PN)

 

Hier par exemple, alors que je faisais quelques courses pour préparer un apéritif typique à mon épouse venue me rejoindre pour le week-end, j’ai assisté à une scène intéressante. Une grande blonde questionnait sur sa charcuterie un des employés du traiteur le tout en « ibérico-italien ».

Elle lui demandait notamment si le lendemain, jour de son départ de Rome, elle pourrait venir prendre livraison d’une certaine quantité de marchandise. Ses doutes portaient sur le temps de conservation du jambon pendant le voyage pour son Ukraine natal.

Voilà donc une femme à la toilette et à la parure de bijoux irréprochables arrivée d’un pays en guerre, qui consacrait toute son énergie et son attention à savoir comment ramener du Prosciutto et de la Coppa vers une contrée où certains n’ont plus rien à manger depuis des mois.

Le summum fut atteint, quand au beau milieu du magasin, elle lâcha à plusieurs reprises de très espagnols : « no es mas caro ! », signifiant certainement qu’elle se demandait si le prix affiché était suffisamment élevé pour elle. Nous nous regardions tous consternés. Même si j’avais envie de dire aux employés agacés : « eh oui les gars vous n’aviez qu’à vous installer à la Garbatella (quartier populaire de Rome) si vous vouliez des clients normaux qui la ramènent moins…

Pour moi ce quartier aussi appelé « Triton » constituait un terrain d’observation sociologique permanent. Deux équipes s’affrontent : les uns sacs de courses des supérettes du coin (dont je suis), les autres paquets Vuitton ou Gucci… Egalement dans le secteur pour réaliser leurs emplettes haut de gamme, beaucoup de jeunes, bandes de copines ou couples d’amoureux. D’où viennent-ils ? Que font-ils dans la vie à part dépenser ? Sont-ils forcément issus de familles richissimes ? Comment vit-on sans compter ? Sont-ils conscients de leur situation ou est-ce que cette abondance leur semble naturelle ?

Parc de la villa Borghese (Photo PN)

Parc de la villa Borghese (Photo PN)

Ces touristes cinq étoiles ont face à eux, dans les boutiques, dans les restaurants ou à leur hôtel des employés italiens pour qui deux mondes se confrontent. Hier soir, j’ai lu un article sur une autre cité ouverte au monde : Barcelone. Le collectif d’extrême gauche qui sera élu quelques jours plus tard aux élections locales a un programme qui vise notamment à « encadrer le flux touristique ».

Il est là précisément question des investissements immobiliers et de certains quartiers du centre de la capitale catalane qui se vident de leur population locale au bénéfice d’investisseurs étrangers ou de logements pour touristes. Qu’en est-il ici à Rome ? Le soir, quand je m’attable sur mon balcon au cœur des immeubles, j’aperçois des ménages romains dans leurs appartements mais j’ai également une vue imprenable sur deux terrasses d’hôtels. Au loin des flashs crépitent dans le soir tombant. Ils proviennent du parc de la Villa Borghese où les visiteurs immortalisent les toits de Rome.

Qui sont ces romains que je vois fermer leurs volets, s’endormir devant leur télé, étendre leur linge, arroser leurs plantes ou encore taper un tapis ou une couverture à leur balcon ? Combien de temps auront-ils encore leur place ici, chez eux ? Leurs enfants auront-ils les moyens de rester ou devront-ils partir ? Ce sont eux qui font battre le véritable cœur de la cité, même si celle-ci est ouverte à longueur de journée à ceux venus du monde entier pour contempler ses splendeurs, l’honorer ou la souiller, c’est selon.

Ouvriers et curieux à la Fontaine de Trevi (Photo PN)

Ouvriers et curieux à la Fontaine de Trevi (Photo PN)

Une autre image me vient en tête : celle de la célébrissime fontaine de Trévi, immortalisée dans La dolce vita. Elle subit actuellement, ainsi que la place qui l’entoure, de fastueux travaux de restauration. Malgré cela, elle reste aménagée pour le passage des touristes. Ces derniers se pressent, en file indienne, sur une passerelle, afin de la photographier, même fardée d’échafaudages.

Au pied de ce cortège interminable, des ouvriers, posés là comme dans une fosse, qui œuvrent à la renaissance du monument. Toute la journée, ils sont scrutés ou ignorés, enjambés même en quelque sorte. Sont-ils eux aussi indifférents ou au contraire fiers de leur travail ainsi contemplés ? Ce flot de curieux fait vivre tout autant qu’il colonise leur ville à longueur d’année.

Dure contingence des temps modernes pour une cité dite « éternelle ». Mais après tout, quid de Paris, Berlin, Londres ou Lisbonne et Athènes ? Ces capitales n’appartiennent-elles pas au monde avec des avantages et des inconvénients ?

Patrick Noviello
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Patrick Noviello est journaliste à France3 Occitanie. Il enseigne à l’Ecole de Journalisme de Toulouse dont il est issu. Il collabore à Radici depuis 2012. Sa dernière conférence théâtralisée « C’est moi c’est l’Italien » aborde, à travers l’histoire de sa famille, les questions liées aux migrations.