J’ai un oncle et une tante qui ont émigré ; ils ont quitté l’Italie pour toujours. Mon oncle, aux États-Unis, et ma tante, au Canada. Il n’y a pas une seule famille italienne qui n’ait un parent, plus ou moins proche, qui a été contraint de monter à bord d’un navire. Et d’affronter cet Océan que beaucoup n’avaient jamais vu auparavant et qui inspirait la peur. Il était déjà difficile d’arriver jusqu’au port de Gênes, alors quand arrivait le moment d’embarquer pour de bon… Et ceux qui mouraient en mer, terrassés par un voyage éreintant de trente jours, étaient le plus souvent jetés par dessus bord. L’Océan, synonyme de peur et d’espoir, devenait une tombe, un cimetière.

Les Italiens qui ont vécu si péniblement cette histoire crient justice depuis le ventre de ces navires, de ces monstres de fer qui avalaient les voyageurs de troisième classe et laissaient à l’air libre les plus chanceux, ceux qui ne voyageaient pas par nécessité. De longues semaines de traversée dans des conditions inhumaines, puis la quarantaine à Ellis Island, en souhaitant plus que tout surmonter ce dernier obstacle pour enfin arriver dans le Nuovomondo que seul un espoir insensé faisait apparaître comme salvateur.

Mon oncle, parti seul, adolescent, est revenu en Italie vingt ans plus tard. Je me rappelle de ce retour comme si c’était maintenant. Nous étions tous collés aux vitres de la fenêtre, les yeux fixant la rue attendant de voir surgir la voiture qui allait ramener mon oncle à la maison. Les histoires qu’il nous a racontées m’ont profondément marqué, notamment cette envie de réussir malgré les innombrables renoncements et les difficultés immenses. Ce n’est pas un hasard si, plusieurs décennies après, j’ai eu le besoin de raconter cette épopée, dans le spectacle « Italiens quand les émigrés c’était nous ». Pendant un certain temps, « Nuova York » était le terminus des rêves. Le point de départ d’aspirations, de désirs, d’ambitions impossibles autrement. Mais il fallait d’abord arriver là-bas et ça n’a pas été facile.

Les Italiens ont fait de tout pour survivre. Vraiment de tout. Des métiers honnêtes, et d’autres qui l’étaient moins. Cette Amérique qui les avait haïs, lynchés, a fini par comprendre que ces hommes, ces femmes, ces enfants, pouvaient et devaient devenir des « US Citizen », des citoyens américains, des fils de cette terre.
Qui sait combien d’entre eux ont envie de se retourner dans la tombe, de crier leurs histoires douloureuses, en voyant l’Italie d’aujourd’hui se disputer pour décider s’il faut ou non accorder la nationalité à un enfant né en Italie de parents étrangers. Plus d’un siècle après, le droit du sol est âprement discuté en Italie et beaucoup trop de personnes ont oublié ce passé tout italien.

Parmi eux, une partie de la classe politique, sur un ton plus ou moins rustre, a vomi ses divagations, fermement convaincue que c’est toujours la faute des immigrés. Eh oui, parce qu’il est plus facile de chevaucher l’onde émotive du tsunami social qui sévit en Europe et en Occident plutôt que de regarder l’Histoire avec un esprit de vérité, en oubliant que l’Italie ne se trouve pas dans une situation difficile par la faute des immigrés, mais bien à cause de ces citoyens italiens qui gagnent de l’argent sur le dos des migrants en « gérant » leur arrivée et leur séjour. Ces activités apportent des revenus à ces chacals, parfois mafieux, qui n’ont même pas besoin de se mouiller pour spéculer sur le désespoir des plus pauvres.

Il faut de l’ordre, c’est certain, mais ce n’est pas en refusant d’accorder la nationalité à tous ceux qui naissent sur le territoire italien que l’on mettra fin à la débâcle. Ceux qui ont hurlé contre le droit du sol devraient avoir honte, ils savent bien que les immigrés séjournant légalement paient des impôts et des cotisations, en silence, et n’espèrent rien recevoir en retour. Pour quel motif insensé leurs enfants ne devraient-ils pas être les enfants de cette terre ?

Pourquoi ceux qui ne veulent pas d’intrus ne se font-ils pas les promoteurs d’une proposition de loi visant à priver de leur droits civiques tous ceux qui fraudent le fisc, qui violent en continuation la loi, qui ne la font pas respecter, qui ont miné les fondations mêmes de l’administration publique à cause de la corruption. Peut-être parce que ces derniers sont italiens, parce que tout est uniquement made en Italy ?

Rocco Femia, directeur de RADICI

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Rocco Femia, éditeur et journaliste, a fait des études de droit en Italie puis s’est installé en France où il vit depuis 30 ans.
En 2002 a fondé le magazine RADICI qui continue de diriger.
Il a à son actif plusieurs publications et de nombreuses collaborations avec des journaux italiens et français.
Livres écrits : A cœur ouvert (1994 Nouvelle Cité éditions) Cette Italie qui m'en chante (collectif - 2005 EDITALIE ) Au cœur des racines et des hommes (collectif - 2007 EDITALIE). ITALIENS 150 ans d'émigration en France et ailleurs - 2011 EDITALIE). ITALIENS, quand les émigrés c'était nous (collectif 2013 - Mediabook livre+CD).
Il est aussi producteur de nombreux spectacles de musiques et de théâtre.