Les Italiens s’apprêtent à voter, une fois encore, pour valider des candidats choisis en amont par les secrétaires des partis. Forcés, depuis 2005, de faire avec une loi électorale qui ne leur permet pas de donner leur préférence à tels ou tels candidats. Oui, vous avez bien compris ! En Italie, ce ne sont pas les citoyens qui choisissent qui siègera au Parlement. Ce choix est fait par cooptation par les secrétaires des partis, selon leur bon vouloir, grâce à la loi n° 270 du 21 décembre 2005 qui, non sans ironie, a été rebaptisée, Porcellum – elle avait été qualifiée de « porcata », de cochonnerie, par son géniteur lui-même, Roberto Calderoli membre de la Ligue du Nord, ancien ministre du gouvernement Berlusconi (qui s’était rendu compte qu’elle n’était pas adaptée).

Dans ce contexte, quelle est l’Italie qui s’apprête à aller voter ? Il est évident pour tout le monde que deux Italies coexistent : celle des honnêtes et celle des malhonnêtes ; celle des bâtisseurs et celle des parasites ; celle qui subvient dignement à ses besoins par son travail, contribuant ainsi au bien commun, et celle qui utilise son statut public et ses relations pour œuvrer exclusivement dans son propre intérêt. Non seulement ces deux Italies existent bel et bien, mais elles sont largement imbriquées dans les institutions politiques et dans la société civile. En effet, il n’existe pas une politique sale d’un côté et une société propre de l’autre. Entre politique et société, il y a une double complicité, dans le bien comme dans le mal.

Ces derniers temps, chacun y va de son discours sur le bien commun et les grands idéaux. Tous disent, du moins au début de leur engagement politique, avoir à cœur le bien du pays, « s’engager pour promouvoir les droits et les libertés individuelles, pour combattre les discriminations de sexe, de genre et d’orientation sexuelle, pour construire une Italie dans laquelle les idées de liberté et d’égalité se nourrissent l’une de l’autre ». C’est en ces termes que la philosophe Michela Marzano présente son investiture par cooptation au Parti démocrate de Bersani. Tout cela est sans doute vrai, mais il est évident que si, pour certains citoyens, le bien est d’ordre social, pour d’autres, il est seulement privé ; si, pour certains, la politique signifie servir le « bien commun », pour d’autres, elle est au contraire l’occasion d’utiliser le bien commun à des fins personnelles.

Malheureusement, ces deux catégories d’êtres humains, qui sont aussi deux types d’hommes politiques et de citoyens, vivent confondues dans le même Parlement ou le même parti politique, dans le même bureau, la même usine, voire dans la même famille. Il n’est donc pas facile de distinguer les uns des autres. Ceux qui « se présentent » pour la première fois aux élections politiques comme Michela Marzano pour le Pd ou Andrea D’Ambra pour leMovimento Cinque Stelle, qui résident tous deux en France, et qu’à plus forte raison nous suivrons de près, doivent en tenir compte. Tel est le Parlement dans lequel entreront les candidats : des bons, des moins bons, mais aussi des parasites qui ont besoin des « bons » pour se nourrir et se cacher parmi eux. Que faire, alors, quand ces différents types de citoyens sont mélangés ? Nul, bien entendu, ne peut anticiper le jugement universel, qui se charge, lui, de séparer le bien du mal. Du reste, à chaque fois que quelqu’un s’est arrogé le pouvoir de le faire et a agi comme s’il pouvait détruire le mal, il a, en réalité, détruit des personnes, engendrant des mouvements qui ont abandonné le terrain de la politique pour aller sur celui des jugements expéditifs, de la violence terroriste, des dictatures et des guerres.

Ceux qui entrent en politique doivent au contraire créer les conditions pour que les personnes honnêtes, dignes à tout point de vue, se rencontrent, se reconnaissent et oeuvrent en faveur d’une véritable citoyenneté. Il ne s’agit pas pour eux seulement de faire progresser leurs propres idées, quand bien même elles concernent la promotion des droits et des libertés légitimes. Faire de la politique, c’est bien plus que cela.

Aujourd’hui, l’objectif numéro un de l’Italie est de sauvegarder le pays. Et, en termes d’importance, cela passe avant les différentes orientations politiques des citoyens. Notre priorité est surtout de survivre en tant que pays si nous voulons avoir la possibilité d’exprimer nos idées politiques, les diverses façons selon lesquelles nous envisageons de le diriger, en pratique, ce que nous appelons « démocratie ».

En un mot, nous devons revenir à la politique ; cela ne signifie pas revenir à la période précédant le gouvernement Monti, ce dernier ayant justement été mis en place pour se charger de la politique fondamentale que les soi-disant « politiques », de droite comme de gauche, n’ont pas réussi à mener. Nous devons revenir à une politique qui propose des « visions » pour le pays, son identité et son futur, qui soit capable de les mettre en œuvre à travers des projets politiques crédibles parmi lesquels les citoyens auraient à choisir dans le respect de la liberté et de l’égalité.

Ceux qui feront de la politique dans les mois à venir doivent rejeter l’immobilisme dans lequel tous les partis, je dis bien tous, se sont enfermés ces dernières années, en l’absence d’idées et de projets. Voilà pourquoi nous avions crié haut et fort qu’il était nécessaire de faire d’abord une réforme électorale. Pour éviter que, sous couvert d’une éventuelle élection au Parlement, la frange la plus incapable de la classe politique, qui a déjà démontré n’être pas en mesure d’affronter un combat électoral sérieux, ne tente de se mettre à l’abri ; pour éviter que d’autres figures, provenant de divers pouvoirs ou organisations – économiques, idéologiques, religieux -, n’entrent sur la scène politique sans passer par le filtre réel des électeurs. Trop tard Ce Parlement n’a pas voulu changer al loi électorale avant les élections du 24 février prochain. Et pour cause. Il en avait pas l’intérêt, car à cette classe politique n’intéresse pas l’avis des citoyens. Pour cette raison, les élections à venir souffrent d’un manque évident de démocratie, et le risque est grand que les bons ne se finissent par jouer le jeu des incapables. Et alors ?

Eh bien, les futurs élus par les secrétaires de parti, et non par le peuple souverain, seront véritablement des modèles d’éthique si, une fois élus, ils ont le courage de se rendre au Parlement uniquement pour approuver une loi, la loi électorale. Et si, avec autant de sagesse que d’exemplarité, ils démissionnent en masse le lendemain pour donner aux détenteurs légitimes, c’est-à-dire aux citoyens, le droit de choisir qui doit gouverner le pays.

Il serait même bien que, pour donner un exemple, ceux qui perçoivent déjà un salaire, peut-être même important, comme certains professeurs universitaires ou entrepreneurs, renoncent à leur rémunération de parlementaire, ou bien la reversent à une association ayant des idées proches ou défendant les droits des citoyens. Dans le contexte actuel c’est la preuve évidente de leur bonne foi. Nous verrons. Ce serait, en tout cas, un premier pas, libre évidemment, d’une clarté et d’une cohérence morales évidentes, surtout en cette période de crise. Et, s’il vous plaît, ne nous dites pas que c’est du populisme, parce que ce serait la preuve de votre inaptitude à mener l’important travail dont le pays a besoin.

Il ne suffit donc pas d’identifier les corrompus pour les remplacer par des personnes honnêtes : il faut remettre en marche la capacité politique du système. Car s’il est vrai que, sans éthique, la politique perd sa raison d’être, car elle n’agit plus pour le bien commun, il est également vrai que la disposition à faire le bien, sans la politique, perd ses outils. Au détriment, une fois encore, du bien commun. N’oublions pas que la corrélation entre faiblesse des projets politiques et corruption morale est énorme. Lorsqu’une classe politique est grevée, de manière importante, de membres corrompus, elle n’est pas seulement corrompue, elle est aussi incapable de résoudre les problèmes et d’entreprendre les réformes nécessaires. Il y a alors toutes les raisons de renvoyer ces personnes chez elles. Et la seule manière de pouvoir le faire consiste à voter, à tout prix, une loi électorale qui légitime démocratiquement ceux qui doivent gouverner le pays. Point.

Quand une classe dirigeante est aux prises avec les problèmes de corruption que nous connaissons, cela signifie qu’elle n’est plus capable de faire la différence entre ses propres intérêts et ceux du pays ; et elle se sert de ses fonctions pour en tirer un avantage personnel qui se révèle préjudiciable pour la communauté qu’elle est supposée servir.

Un exemple ? Durant le mois de septembre 2012, suite à plusieurs scandales de détournement de fonds publics à usage personnel par des partis, les groupes parlementaires de la Chambre des députés se sont opposés à la décision de faire examiner leurs budgets par une société indépendante. Heureusement, la réaction de l’opinion publique a contraint la Commission pour le règlement à faire précipitamment marche arrière. Ce qui est frappant dans cette affaire, c’est la résistance dont ont fait preuve les groupes parlementaires à l’idée de montrer leurs comptes, de permettre à l’opinion publique de savoir de quelle manière était dépensé l’argent des contribuables.

Il clair que, quand une classe dirigeante raisonne et agit de la sorte, il est indispensable pour un pays de s’en débarrasser, c’est-à-dire de mettre en œuvre toutes les mesures qui permettront un changement radical des personnes au pouvoir et un ajustement des règles. Seules de telles mesures permettront de poser les conditions nécessaires pour que se développent au mieux des idées et des projets politiques différents. Un intérêt commun à tous les citoyens.

Et voilà pourquoi la loi électorale, à l’heure où un changement radical s’impose, joue un rôle clé : elle peut le favoriser ou s’y opposer.

Et puis, il n’est pas non plus inutile de rappeler la volonté explicitement exprimée par les citoyens italiens lors du référendum du 18 avril 1993, auquel avaient participé 77 % des électeurs. 82 % des votants souhaitaient introduire un système électoral majoritaire au fonctionnement démocratique.

Au mépris flagrant de l’expression de cette volonté populaire, l’actuelle loi électorale (n° 270 du 21 décembre 2005) a été élaborée. Une trahison dont les auteurs les premiers étaient tout à fait conscients et dont l’un des principaux effets a été de mettre entre les mains des dirigeants des partis politiques italiens le pouvoir de choisir la composition des Chambres. Une violation manifeste des droits civils et politiques des citoyens, une dévalorisation, du même coup, de la figure du parlementaire. Ainsi peut-on, depuis le vote de cette loi, devenir député ou sénateur, non plus en fonction du choix du peuple, mais d’une cooptation venue d’en haut. C’est le cas de quelques-uns des futurs parlementaires, parmi lesquels la philosophe Michela Marzano. Il ne s’agit pas ici de discuter leurs compétences ou leur intégrité morale, mais simplement le fait que nous sommes en présence de personnes qui ne sont pas élues par le peuple souverain. Il est donc évident que de cette façon, l’entrée d’une personne au Parlement est susceptible d’être le fait non tant de ses capacités personnelles et politiques, ou d’un consensus exprimé par les urnes, mais de l’adoption d’une attitude opportuniste et servile envers un groupe de pression. C’est pourquoi, selon nous, en l’absence de tout autre moyen de changer la loi électorale, les futurs parlementaires n’ont d’autre choix que de se rendre au Parlement et d’en voter une nouvelle, plus juste, avant de se représenter immédiatement devant les citoyens pour demander leur consentement. Est-ce trop demander que la démocratie?

Et c’est pourquoi, avant même qu’ait été prouvée la corruption financière et morale de certains parlementaires, avec cette loi électorale, c’est une corruption de la logique même de la démocratie qui a été introduite dans le tissu des institutions italiennes. L’Italie est certainement une démocratie, mais l’existence d’une telle loi met fortement en doute le fait qu’elle puisse être considérée comme une démocratie au sens plein du terme. Par ailleurs, la démocratie est un processus qui peut progresser mais aussi régresser : dans quelle direction voulons-nous aller ?

Nous devons choisir laquelle des deux Italies nous voulons être : celle des honnêtes ou celle des malhonnêtes. Si la situation, cependant, devait demeurer telle que nous l’avons décrite, sommes-nous sûrs que la classe politique italienne travaille dans le bon sens en préparant les élections de 2013 ? On a en effet le sentiment qu’une grande partie de nos dirigeants a pour principale préoccupation celle de se maintenir au pouvoir, et cherche le moyen de faire partie de la prochaine législature, de gagner du temps. Pas pour le pays ; pour elle-même.

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Rocco Femia, éditeur et journaliste, a fait des études de droit en Italie puis s’est installé en France où il vit depuis 30 ans.
En 2002 a fondé le magazine RADICI qui continue de diriger.
Il a à son actif plusieurs publications et de nombreuses collaborations avec des journaux italiens et français.
Livres écrits : A cœur ouvert (1994 Nouvelle Cité éditions) Cette Italie qui m'en chante (collectif - 2005 EDITALIE ) Au cœur des racines et des hommes (collectif - 2007 EDITALIE). ITALIENS 150 ans d'émigration en France et ailleurs - 2011 EDITALIE). ITALIENS, quand les émigrés c'était nous (collectif 2013 - Mediabook livre+CD).
Il est aussi producteur de nombreux spectacles de musiques et de théâtre.