Je me souviens très nettement du jour où adolescent, l’oreille collée à la radio, j’écoutais Georges Briquet égrener les minutes depuis que Gino Bartali avait franchi la ligne d’arrivée à Briançon. C’était le Tour de France 1948.
Le vieux du peloton, 34 ans, venait d’écraser le Tour au col de l’Izoard, dans la terrible Casse déserte. Une étape monstrueuse, démarrée à Cannes à l’aurore. Aujourd’hui, un vainqueur avec une minute d’avance réalise un exploit. Gino Bartali avait relégué le Belge Albéric Schotte à plus de huit minutes !
Cette course est restée gravée dans ma mémoire. Mais je n’avais aucun souvenir des événements qui, ces mêmes jours, secouaient violemment l’Italie après l’attentat manqué contre le leader communiste Palmiro Togliatti. C’est à la lecture du livre de Jean-Paul Vespini, Gino le Juste, que je les ai découverts, ainsi que tant d’autres choses. L’extraordinaire carrière du champion italien y est racontée avec précision et souvent avec grande émotion, et elle y est mêlée, coup de pédale après coup de pédale, à l’histoire de son pays.
Gino, dès ses premières courses, se révèle être un cycliste d’exception dans une Italie alors mussolinienne, fasciste. Au fil des kilomètres parcourus par Bartali, c’est l’Histoire qui se déroule sous nos yeux. Le fascisme ne peut ignorer un campionissimo de cette trempe. Les « chemises noires » exigent que le maillot de Gino s’imprègne de la doctrine mais elles se heurtent au refus d’un homme extraordinairement pieux, presque davantage qu’un moine reclus. La foi l’inspire dans l’effort, le protège de la terrible idéologie prégnante. Il en deviendra « Gino le Pieux ».
En cette époque de nationalismes exacerbés, les Tours de France voient concourir des équipes nationales. D’où leur récupération à des fins politiques et les incidents de 1950, lorsque les spectateurs français, encouragés par les attaques quotidiennes du commentateur Georges Briquet à l’encontre les gregarii, les suceurs de roue italiens, agressent Bartali et Magni dans les Pyrénées et les poussent à l’abandon. Jean-Paul Vespini a l’habileté, dans son écriture, de ne pas séparer la course cycliste de l’événement politique. Un retour à la ligne, et l’on passe du sport au fascisme, à la guerre, aux débuts de la République italienne et de la démocratie, et inversement. Ce n’est pas un artifice littéraire, c’est la réalité de la vie de Bartali. Si les officiels mussoliniens tiennent à revendiquer ses victoires, De Gasperi le démocrate chrétien lui téléphone à son hôtel, la veille du départ de l’étape alpestre, pour lui parler de l’Italie en proie à la révolte que Gino pourrait calmer par sa victoire.
Mais il y a plus que cela dans le livre de Vespini. Pourquoi Gino le Juste ? Simplement parce que Gino Bartali a reçu du Parlement israélien le titre honorifique de « Juste parmi les Nations » pour son action en faveur des Juifs pendant la guerre. Au cours de ces années noires, Bartali a en effet continué de pédaler, lors de quelques courses, certes, mais aussi pour de longs trajets, entre un couvent et un autre, transportant des faux papiers qui sauvaient les Juifs qui y étaient cachés. Plus de huit cents ! Des centaines de kilomètres chaque jour, officiellement, pour s’entraîner.
Le cyclisme, le Second conflit mondial, l’avant et l’après-guerre, l’avènement de Fausto Coppi, d’abord aux côtés de Gino, puis face à lui, l’extraordinaire foi de Bartali : une histoire de l’Italie revisitée comme le dit le sous-titre du livre. Tout est passionnément raconté par Vespini et l’on comprend mieux, une fois le livre fermé, qu’à l’entrée de la vieille ville de Briançon, sous l’ancienne voûte du porche, soit apposée une plaque en l’honneur de celui qui fut le roi de l’Izoard.