À l’heure où la politique italienne tente de s’interroger sur la manière de faire cohabiter les concepts de démocratie et d’égalité, RADICI a rencontré Pier Luigi Bersani, peut-être l’homme politique le plus lucide de l’Italie d’aujourd’hui. Dans un entretien exclusif pour notre revue, il nous parle des jeunes, des erreurs du centre-gauche et des tendances plébiscitaires de la droite. Mais aussi de son amour pour la France, qui lui a attribué la Légion d’honneur. Il n’est pas surprenant que de nombreux Italiens souhaitent qu’il soit le prochain président de la République.
Entretien réalisé par LORENZO TOSA
« Appelle-moi Pier Luigi ». C’est ainsi, par cette concession inattendue, que commence le voyage de RADICI autour de la planète Bersani, dans ce qui est la dernière de ses saisons politiques : celle de noble père de la gauche italienne. S’il faut être précis, il existe même une date de début. Le 4 août 2022, quand Pier Luigi Bersani communique officiellement son retrait du Parlement après vingt années de présence ininterrompue et presque quarante de politique active. « Je ne l’ai pas regretté, confesse-t-il aujourd’hui. Au contraire, j’ai gagné la liberté d’influencer davantage ».
73 ans fêtés le 29 septembre dernier (comme Silvio Berlusconi mais à 15 ans d’intervalle), ancien membre du PCI, Pier Luigi Bersani a commencé à avaler des kilomètres dans les cols de ses Apennins émiliens alors qu’il était tout jeune vice-président de la Comunità Montana piacentina. Puis il gravit rapidement les échelons, devenant conseiller régional puis vice-Président et Président de la Région Émilie-Romagne. Plusieurs fois ministre pour le parti de l’Ulivo sous les gouvernements Prodi, D’Alema et Amato, il prit la tête du Partito Democratico en 2009, frôlant même la présidence du Conseil, avant d’être victime d’une hémorragie cérébrale qui manqua de l’emporter il y a dix ans. C’est là que commence la seconde partie de la trajectoire humaine et politique de Pier Luigi Bersani, celle de la défense des valeurs d’une gauche qui avait entretemps funestement viré à droite avec Matteo Renzi. Celle, aussi, d’une popularité transversale et sans âge qui l’a transformé en icône pop, si bien que nombreux sont ceux qui souhaiteraient le voir monter au Quirinal en digne successeur du président de la République Sergio Mattarella.
Il hésite un peu, rit dans sa barbe (il n’a porté qu’une fois la moustache pour jouer au cinéma), et s’en sort grâce à l’une des métaphores qui ont fait sa réputation et celle de ses imitateurs à la télévision. « Il y a un grand prédicateur qui m’a toujours inspiré : Saint Bernadin de Sienne. Quand le pape a voulu le nommer évêque, il a répondu : “Si on me fait évêque, on me ferme la bouche à moitié” ».
Onorevole… Pardon, Pier Luigi, faisons un pas en arrière. Peu de gens savent que vous êtes un grand amoureux de la France et de la culture française. Le matin, vous lisez Le Monde et vous avez même reçu la Légion d’honneur. Comment est né cet amour ?
De la lecture. Plus jeune, je me suis formé avec Les Lumières et les grands romanciers du XIXe siècle français. Tout au long de son histoire, la France a gardé en elle un caractère spécifique de civilisation qui a été une référence indispensable pour notre pays et pour le monde entier.
Et que faire de la prétendue rivalité entre Italiens et Français ?
Si elle existe en Italie, elle n’est certainement pas partagée de l’autre côté des Alpes. Les Français ont toujours eu vis-à-vis de nous un rapport que l’on entretient avec une proche cousine un peu casse-cou, un peu à surveiller et un peu à protéger. Au cours des deux derniers siècles, la France nous a toujours aidés quand nous en avons eu besoin, tandis que nous l’avons parfois maltraitée. La France, par exemple, a été notre principale alliée quand il s’est agi d’entrer dans l’Euro. Moi-même, à la fin des années 1990, en tant que ministre de l’Industrie, j’ai engagé avec eux des efforts communs en matière de politique industrielle dans les grands secteurs stratégiques, du Militaire à l’Aéronautique.
C’est à cette période que vous a été attribuée la Légion d’honneur.
On me l’a remise au Palais Farnèse. J’y suis allé seul, en silence, presque sans le dire à personne. Encore aujourd’hui, c’est l’une des reconnaissances dont je suis le plus fier.
Aujourd’hui, cependant, les cousins français sont aux prises avec la montée de l’extrême droite. Qu’y a-t-il de Marine Le Pen chez Giorgia Meloni et Matteo Salvini et inversement ?
Le trait commun à tout l’Occident en réalité, c’est cette idée de nationalisme sur des bases ethniques, le refus de la modernité comme signe de décadence morale, la discrimination envers les homosexuels, l’attaque contre les féministes, la remise en cause de droits comme l’avortement, le négationnisme vis-à-vis de la science et des vaccins mais aussi du climat et des fascismes, le transfert progressif des pouvoirs vers l’exécutif au détriment des pouvoirs législatifs et judiciaires.
Et la différence ?
En Italie, la droite a des racines profondes. Dans ces “cultures” post-fascistes et neo-missine [le missino est adhérent au parti de droite appelé Movimento Sociale Italiano, MSI, souvent lu mis, constitué dans le Second après-guerre, ndr], il y a l’idée d’une revanche pour avoir été longtemps tenues hors du jeu constitutionnel.
Mais comment pouvons-nous expliquer aux Français qui sont descendus dans la rue et se sont déplacés aux urnes par millions pour faire barrage au fascisme que chez nous, les néo-fascistes gouvernent avec une majorité solide ?
Chez vous, en France, il existe une tradition de droite gaulliste qui doit composer avec le fait que De Gaulle a combattu le fascisme. En Italie, cette droite-là n’a jamais existé, remplacée par une droite de la droite qui n’entend toujours pas aujourd’hui fêter le 25 avril, date fondatrice de notre République. En France, tout le monde fête le 14 juillet.
Au printemps prochain s’ouvrira en Italie une suite de référendums importants. Que risque véritablement le gouvernement Meloni ?
Beaucoup. Même s’il jouit d’un gros avantage : le référendum le plus prometteur, celui sur l’abrogation de l’Autonomie différenciée, qui creuserait les disparités entre Nord et Sud, est aussi le plus difficile parce que c’est le seul à exiger un quorum. Celui sur le Premierato [c’est-à-dire, en pratique, sur l’attribution des pleins pouvoirs au Président du Conseil, nda] a sans doute moins de prise sur l’opinion publique, mais il n’exige pas 50 % des votants. Si le gouvernement devait perdre l’un des deux, je ne crois pas qu’il survivrait.
Meloni a toujours dit qu’elle resterait quoi qu’il arrive…
Ce sont des mots. Pour ma part, je vois le gouvernement comme un tabouret à trois pieds. L’un est le Premierato, la mesure phare de Fratelli d’Italia ; l’autre est l’Autonomie différenciée, bataille historique de la Lega ; le troisième est la justice, pour ForzaItalia. Comme pourrait me l’enseigner n’importe quel menuisier, si l’un des trois pieds cède, il est difficile que le tabouret reste debout.
Quel pied craque le plus ?
Les deux qui sont soumis au referendum, même si, pour de nombreuses raisons, il sera difficile de les faire tomber.
Il y a ensuite une troisième question, celle de l’acquisition de la nationalité, pour réduire de moitié les délais de son obtention par les citoyens étrangers. Quelle idée vous en êtes-vous fait ?
Qu’il pourrait s’agir d’un referendum comparable, dans ses effets, à celui que fut en 1974 le referendum sur le divorce. Parce qu’en cas de victoire, il libèrerait une bouffée de civisme et d’air frais capable de bouleverser le climat ambiant et de démontrer, une bonne fois pour toutes, que la conscience civique du pays est décidément en avance sur la politique.
Une nouvelle droite s’est affirmée en Italie, aux caractéristiques toujours plus extrêmes, raciste et homophobe, incarnée par le général Vannacci [le général a été suspendu pendant 11 mois pour « manquement au sens des responsabilités » et « entorse au principe de neutralité de la Force Armée » après la publication en 2023 de son livre Il mondo al contrario, ndr]. S’agit-il de l’évolution de l’espèce ?
Ça ressemble davantage au piment. D’abord on le goûte, et puis on l’aime de plus en plus piquant. Des personnages comme Vannacci en Italie ou Zemmour en France ont un but bien précis, celui faire sembler normaux et modérés tous les autres. Si Vannacci incarne la droite, alors Giorgia Meloni devient potable et l’on peut voter pour elle. Il a un effet de normalisation très dangereux.
Comment s’en sortir ?
Par les idées. La vérité, c’est que ces droites à l’épreuve du gouvernement ne font rien de ce qu’elles ont promis. Pourtant, elles résistent dans l’opinion. Pourquoi ? En raison des idées de fond dont elles font la propagande. Si bien qu’il y a des gens qui disent : « Bon, ils ne font rien de ce qu’ils promettent, mais au moins ils disent ce que je pense. » Nous devons recommencer à mener une bataille des idées de manière compréhensible, populaire. Et s’il faut la mener en dialecte, menons-la en dialecte pour nous faire comprendre au bar.
Est-ce pour cette raison que vous avez décidé d’aller jusqu’au procès avec le général Vannacci, qui a porté plainte contre vous pour diffamation, sans accepter aucun accord à l’amiable ?
C’est pour rappeler un principe. Et parce qu’il est temps, en l’an de grâce 2024, qu’un juge décide une bonne fois pour toutes si traiter un homosexuel d’ « anormal » est une insulte ou une constatation ; s’il est acceptable qu’une autorité, surtout militaire, décide de ce qui est normal ou non.
Quand est-ce que la gauche a commencé à perdre ? Et quand recommencera-t-elle à gagner ?
Dans les années 1990, la gauche gagnait partout. La mondialisation et les progrès technologiques promettaient que toutes les parties, petites et grandes, allaient se lever avec cette marée. Il y avait une pensée positive et la gauche lui a donné un visage humain. Puis l’on s’est rendu compte que les bateaux n’avaient pas tous le vent en poupe. Les épines sont sorties : précarité, incertitude, sentiment d’abandon, besoin de protection, auxquelles la droite a su répondre par une recette agressive, gagnant presque partout. Une gauche digne de ce nom ne peut pas éluder ce besoin de protection, mais nous devons répondre à notre façon selon certains principes auxquels nous ne pouvons déroger : le droit universel à la santé, l’éducation pour tous, une fiscalité progressive, les droits du travail. Des principes qui sont à la base de l’Europe des origines, qui s’est pourtant concentrée uniquement sur la finance, la concurrence, le contrôle des équilibres, les normes alimentaires, en oubliant de placer comme facteur commun son atout : le modèle européen de l’État-providence universaliste que le monde nous envie.
L’Ukraine, Gaza. Y a-t-il encore de la place aujourd’hui pour dire « quelque chose de gauche » ?
Si j’étais encore secrétaire, je dirais que mon parti ne votera aucune proposition, aucun ordre du jour qui ne commence pas par « Cessez-le-feu », parce que le problème ici, c’est que la guerre est en train de s’installer dans nos esprits. Peu importe les raisons et les torts si nous perdons le moindre sentiment d’humanité, si même les enfants bombardés ne nous impressionnent plus ? Le cardinal Carlo Maria Martini dit quelque chose de fantastique selon moi : la paix passe véritablement avant tout, vous devez être disposé à donner quelque chose en plus de ce que vous devriez donner selon vos bonnes raisons. Si ce n’est pas le cas, ce n’est pas vrai que vous voulez la paix, vous cachez bien vos intentions.
Vous êtes vu à gauche comme l’un des rares hommes politiques crédibles, et même à droite on vous considère comme l’un des rares adversaires loyaux. Je pense au rapport humain, jamais démenti par lui ni par vous, avec Silvio Berlusconi.
Avec Umberto Bossi c’était la même chose. Je crois que cela a à voir avec l’idée que la politique ne résout pas tout et que le monde ne s’arrête pas avec la politique. Et puis, vous savez, moi j’ai commencé en crapahutant dans une communauté montagnarde et, quand on faisait un aqueduc rural, on savait bien que tous allaient y boire : communistes, fascistes et démocrates chrétiens. Quand on gouverne, tous sont nos enfants. Et je pense que ça, les gens l’ont compris.
Est-ce pour cela que quand les jeunes de 16 ans vous voient dans les manifestations, ils vous applaudissent au lieu de vous siffler ?
Ça m’est arrivé il n’y a pas si longtemps lors des Fridays for Future, et ça m’a beaucoup frappé. J’ai dit à l’un d’eux : « Ce que vous faites est formidable, dommage qu’on ne soit pas en 1968 ». « Pourquoi ? » m’a-t-il demandé. Et moi : « Parce que vous m’auriez sifflé ». Bien sûr, j’aurais trouvé cela injuste, mais j’aurais senti un mouvement qui modifiait l’atmosphère et je le ne vois pas encore. J’espère que ça va arriver, au risque de me prendre quelques sifflets non mérités.
Si je vous donne deux noms en apparence très éloignés qui ont pourtant marqué votre vie : Keith Richards et le pape Jean XXIII.
Keith Richards bat la mesure avec une microseconde d’avance et c’est un rythme que quiconque fait de la politique devrait avoir toujours en tête quand il gouverne : d’abord les faits, puis l’annonce. Parfois, il est nécessaire de prendre des décisions sèches et imprévues, puis de les gérer. Naturellement, les évolutions, les changements soudains engendrent des résistances. Le pape Jean XXIII, comme Keith Richards, était en avance sur son temps, par exemple quand il a ordonné le premier cardinal noir ou quand il a convoqué de manière inattendue le Concile Vatican II. Mais il l’a fait de façon rassurante. Il a réussi à révolutionner l’Église dans la tranquillité. Je trouve que c’est un beau duo.
Vous-même, vous avez été à votre manière un révolutionnaire. Comme quand, au mois d’août 2022, alors que votre popularité était au sommet, vous avez annoncé vouloir quitter le Parlement, mais pas la politique. Avez-vous jamais regretté ?
Jamais. Je voulais envoyer un message : si on utilise avec davantage de liberté ce que l’on a accumulé en crédibilité, ça fonctionne mieux, ça a davantage de poids. Aujourd’hui, je me sens plus libre et incisif que jamais. Non, je ne retournerais jamais en arrière.
Pas même pour le Quirinal ?
L’autre jour, j’ai rencontré un type de petite taille dans une manifestation. Il me dit : « Pier Luigi, il faut que tu deviennes président de la République ! » Et je lui ai répondu : « Je te nommerai cuirassier… Et si tu n’es pas assez grand, je changerai la loi ». (Il sourit). Mais il y a un détail : je suis un homme de gauche, les saints n’existent pas, et le climat n’est pas propice pour ces solutions. Nous sommes dans le royaume de la fantaisie.
L.T.
Lorenzo Tosa, 35 anni, giornalista professionista, grafomane seriale, collabora con diverse testate nazionali scrivendo di politica, cultura, comunicazione, Europa. Crede nel progresso in piena epoca della paura. Ai diritti nell’epoca dei rovesci. “Generazione Antigone” è il suo blog.