Le récit dans de nombreux médias de la polémique de la plage de Chioggia dont « The Conversation »1 se fait remarquablement l’écho, replonge l’Italie dans cette polémique sans fin sur la manière dont elle a digéré ou pas son épisode mussolinien.
En ce début d’été, sur cette plage de la lagune vénitienne, une exposition à ciel ouvert vante les mérites de Mussolini mais appelle aussi à sa résurrection. Toutes les trente minutes, le propriétaire des lieux distille même des annonces de propagande dans les haut-parleurs. Choquant, évidemment. Mais le plus scandaleux semble être ce que raconte la presse italienne, autrement dit que la clientèle ou que la municipalité ne se soient pas, le moins du monde, émues de cette malsaine nostalgie.
Alors non, évidemment, l’Italie dans sa majorité n’adhère pas à ce discours d’un autre temps et en tant que touriste estivant, vous ne serez certainement pas confronté ou importuné par cet élan fasciste qui ne cesse de gangréner certains esprits de la péninsule. Mais l’opinion, les autorités et les habitants du Bel Paese doivent entrer dans la bataille, au moins des idées, s’ils veulent purger ce dossier.
A quand une loi ?
Revenons quelques instants à la plage de Chioggia. Derrière ce fait divers ou de société, le postulat de base de la propriété privée s’impose. Le patron de ce lieu, privé donc (comme de très nombreuses, voire la majorité des plages de la côte italienne) nous explique qu’il fait ce qu’il veut chez lui. Seulement, il accueille du public. Le Préfet de Venise, une fois le scandale paru dans la presse, a ordonné « le retrait immédiat à toute référence au fascisme » et une loi est à l’étude au Parlement prévoyant de « punir la propagande fasciste ou nazie ».
Une loi, il était temps, non ? Quand Paolo Di Canio saluait une partie de ses supporters de la Lazio de Rome par un bras levé et tendu fascisant, le stade ne se vidait pas pour autant. Et la Fédération Italienne de Football aurait pu avoir la main bien plus lourde que ses quelques amendes. Cette plage de Chioggia, elle, n’a pas non plus perdu en affluence depuis l’exposition sordide à ciel ouvert organisée par son propriétaire. Acceptation, fatalisme dépité ou indifférence ? Allez demander à ces insouciants plagistes. Moi, en tout cas, je n’irai jamais planter mon parasol là-bas, à part dans la gueule du patron qui, pourtant nous dit-on, est très sympathique.
Chioggia : ce nom ne vous dit rien ? C’est, au-delà de cette bien peu recommandable plage privée que je viens d’évoquer, le décor d’un remarquable film d’Andrea Segre : « Io sono li ». Le réalisateur natif de Vénétie y raconte l’arrivée dans le port de pêche d’une émigrée asiatique déposée là par ses passeurs pour gérer un bar, ses difficultés à se faire accepter et la naissance d’une amitié entre elle et un vieux marin d’origine yougoslave. Une leçon d’humanité.
La leçon d’Eco
Autre leçon, celle qui ressort actuellement en librairie et que nous dispense, comme toujours très humblement, Umberto Eco2. Dans un livret d’une cinquantaine de pages où chaque mot est pesé, l’auteur italien disparu en février 2016 se lance une mission ardue : définir l’innommable et il ne perd pas de temps dans sa rhétorique dont voici les premiers mots :
« En 1942, à l’âge de dix ans, j’ai remporté le premier prix au Ludi Juviniles (un concours à libre participation forcée pour jeunes fascistes italiens – lisez, pour tous les jeunes italiens). J’avais brodé avec une magistrale rhétorique sur le sujet : « Faut-il mourir pour la gloire de Mussolini et le destin immortel de l’Italie ? » Ma réponse était affirmative. J’étais un petit garçon très éveillé. »
Embrigader et séduire un petit garçon en 1942 est une chose, convaincre encore 75 ans plus tard des adultes en est une autre. Eco démonte donc tous les mécanismes du fascisme et surtout de celui qui s’est développé en Italie sous Mussolini, modèle qui en a inspiré bien d’autres en Europe. « Le fascisme n’avait rien d’une idéologie monolithique, c’était un collage de diverses idées politiques et philosophiques, fourmillant de contradictions » explique l’écrivain. L’auteur du « nom de la rose » est direct : « Mussolini n’avait aucune philosophie : il n’avait qu’une rhétorique ».
Autrement dit, l’objectif était clair : séduire un maximum de personnes pour le moins toutes très différentes mais ayant un point commun, l’acceptation de la dictature au nom de valeurs aussi galvaudées les unes que les autres. Eco donc qui, enfant, a été happé de force par le régime mais qui une fois adulte, et Mussolini mort et enterré, retrouvera vite son libre arbitre.
Malaparte, partisan puis opposant
De ce fascisme italien de l’entre-deux guerres, surgiront aussi des « ex ». Parmi eux : Curzio Malaparte. L’écrivain brillant et le grand reporter se voit également honoré en cet été avec la sortie d’un recueil de ses chroniques inédites intitulées « Prises de Bec » (batibecco) rédigées en leur temps pour le magazine « Il Tempo » et qui ont connu un succès très grand public.3
Ne cherchez pas dans ces articles remarquables quant au descriptif de la société italienne de l’après-guerre, la moindre trace d’un véritable mea-culpa de l’auteur. Mais quand on connaît Malaparte, son talent mais aussi son égo, on se rend compte que Mussolini a su recruter large mais a aussi réalisé de belles prises, même si ces dernières, comme d’autres grands intellectuels italiens, n’ont pas cru très longtemps à l’imposture et à la médiocrité fasciste.
Malaparte, dans les années 20, a prôné une « révolution sociale » et cautionnera le début du fascisme en Italie mais il déchantera vite. Ses critiques répétées, notamment envers le régime hitlérien mais aussi les dérives de Mussolini, lui vaudront même de perdre son poste de journaliste à « La Stampa » et un placement en résidence surveillé. Quant à ses livres du moment, ils seront interdits de publication. Les chroniques de Malaparte rééditée aujourd’hui datent de 1954. Cela ne l’empêche pas d’y faire une description plus que gênante de « la femme juive », de se qualifier d’« aryen et chrétien » mais aussi de se justifier.
« Depuis 1943, le titre d’« antifasciste » est très à la mode. C’est un beau titre, il n’y a pas à dire. Mais il n’y a jamais eu autant d’antifascistes en Italie que depuis la chute de Mussolini. Où étaient-ils, que faisaient-ils tous ces messieurs avant le 25 juillet 1943 ?(…) A mon avis seuls ont le droit de se définir antifascistes les hommes, qui durant les vingt années que dura le régime de Mussolini, ont exprimé publiquement leurs propres idées antifascistes, en acceptant les conséquences de leur acte de courage et de loyauté ».
Ainsi parle Marc Sémo de Malaparte dans « Libération » en 2011 : « Fasciste de la première heure – celle du fascisme révolutionnaire – qui eut des relations difficiles avec le régime, le romancier avait changé de camp comme l’Italie elle-même qui continuait la guerre aux côtés des alliés après le renversement du Duce, en 1943. A l’époque, Malaparte s’était rapproché des communistes, ce qui lui évita des problèmes à la Libération, puis il rompit rapidement avec le PCI malgré sa vieille fascination pour la Russie soviétique. »4
Certes tout cela semble loin, d’une autre époque. Et pourtant, nous en reparlons aujourd’hui. « Je ne pense pas que le nazisme, sous sa forme originale, soit en passe de renaître en tant que mouvement capable d’impliquer une nation entière » écrit Umberto Eco. Espérons que le sage a raison.
1 « L’Italie aux prises avec ses vieux démons fascistes » dans « The Conversation » par Sabrina Loriga, directrice d’étude-historienne, TEPSIS.
2 « Reconnaître le fascisme », Umberto Eco, Grasset.
3 « Prises de bec », Curzio Malaparte, traduit par Stéphanie Laporte, Editions Les Belles Lettres.
4 « Dans la peau de Malaparte », Marc Sémo, Libération, 3 mars 2011.
Patrick Noviello est journaliste à France3 Occitanie. Il enseigne à l’Ecole de Journalisme de Toulouse dont il est issu. Il collabore à Radici depuis 2012. Sa dernière conférence théâtralisée « C’est moi c’est l’Italien » aborde, à travers l’histoire de sa famille, les questions liées aux migrations.