Lampedusa, son humanité ou son indifférence, vues par ses habitants, de l’intérieur en quelque sorte…
Voilà une nouvelle veine pour parler de cette terre d’accueil malgré elle. Livres, documentaires, en cette rentrée, parole est donnée aux iliens. Une façon de placer le public dans une position intéressante à l’heure où la question de l’accueil des migrants déclenche les passions notamment en France.

Ne cherchez pas, il n’aura jamais de prénom. Tout au long du livre, il s’appellera, l’opticien. Un peu comme quand vous rentrez à la maison et que vous dites : « Tiens j’ai croisé le cordonnier dans la rue tout à l’heure ». Lui, c’est lui, comme nous c’est nous. L’auteur, journaliste à la BBC, l’a-t-elle précisément rencontré lors de son reportage sur Lampedusa, travail récompensé par le Prix Bayeux-Calvados ? Un regard parmi d’autres, un homme sans plus de qualité ou de défaut qu’un autre, mais un homme qui va ouvrir les yeux.

On pourrait facilement se croire en Afrique

Giusi Nicolini, maire de Lampedusa

Giusi Nicolini, maire de Lampedusa

Sa particularité ? Il vit à Lampedusa. Une Lampedusa décrite comme rarement dans d’autres ouvrages. « Loin des bars bars à gelato et à capuccino, loin des boutiques du centre-ville, on pourrait facilement se croire en Afrique » écrit Emma-Jane Kirby. Puis parlant de l’épouse de l’opticien : « La nature, aime à croire sa femme sait que Lampedusa recueillera tout ce que les vagues lui offriront ». Une phrase qui me rappelle la requête que j’avais entendu un jour de la bouche même de Giusi Nicolini, la maire de Lampedusa. Qualifiant son ile de « radeau vers l’Europe» cette battante avait déclaré : « Ce que demande Lampedusa, c’est qu’on respecte le rôle que la géographie lui a donné ».

Seulement, cet avis n’est pas partagé par tout le monde. Et le livre le dit bien également, parlant notamment des impôts qui augmentent pour financer l’accueil : « La mairie ne cesse d’augmenter les charges au point que les commerçants sont étouffés par les taxes, les frais, les redevances et Dieu sait quoi encore ! » Et puis il y a les médias… « Déjà, il y a quelques années, les journaux annonçaient que Lampedusa comptait plus de réfugiés que d’habitants». Bref difficile de garder la tête froide, y compris quand on est plutôt mesuré et même tatillon ou méticuleux comme est décrit l’opticien.

La vision d’autrui

Kirby Emma-Jane

Kirby Emma-Jane

Un napolitain d’origine mais qui n’a pas le sang très chaud. Pas très expansif non plus le garçon. Sorti de son très restreint cercle d’ami, il ne donne pas l’impression de croire plus que ça en autrui. Et pourtant « son métier suppose une relation de confiance » pour regarder au fond des yeux de ses clients… D’ailleurs, dans les premières pages de l’ouvrage, on le perçoit comme beaucoup plus proche de la nature que des hommes. Son rapport à la mer est intéressant. Elle, qui semble être pour lui un élément stabilisateur et tranquillisant, tout en lui rappelant sa terre natale, va bouleverser sa vie à jamais.

Une existence qui va basculer lors d’un week-end qu’il va passer en bateau avec ses amis. Ce matin-là, premier levé, il lui semble entendre au loin des cris de mouettes. Ce sont en fait des centaines de migrants en détresse qui se débattent dans l’onde. Va s’en suivre un sauvetage épique, quarante-sept âmes alors que l’embarcation des naufragés en contenaient dix fois plus dont des enfants. Passé l’acte que certains qualifieront d’héroïque, viennent les questions qui hantent les consciences. Pourquoi n’a-t-il rien vu avant ? Pourquoi n’a-t-il pas agi plus tôt ? Comment être sûr que ceux qu’ils ont sauvé vont s’en sortir, ne pas être renvoyé chez eux ?

La fracture

Et puis, il faut continuer à vivre sur cette ile mais avec une fracture qui s’insinue. Un fossé entre sa vie d’avant faite d’indifférence ou d’ignorance et sa vie de maintenant où il a vu, où il sait, où il voudrait continuer à agir, tout en étant impuissant. Cette fracture s’instaure aussi entre ceux qui comme lui ont essayé de sauver et ceux qui ne font rien ou pire n’ont rien voulu faire. Qui sont-ils ? Font-ils partie de ses clients à qui il rend service ? Quelque chose en lui s’est brisé. Son rapport à Mare Nostrum aussi. Cette mer qu’il a vénérée, il surveille désormais son onde avec méfiance, au cas où d’autres malheureux en surgiraient.

« Je ne suis pas un fichu héros. Nous avons tous échoué, nous, l’Italie, l’Europe » se lamente l’opticien à la fin de l’ouvrage. Et de se poser une question : « Lampedusa n’est-elle pas devenue un maudit Etat policier ? » Sa vie doit continuer. « Il n’y aura pas de fin heureuse. Ni pour les morts, ni pour les rescapés, ni pour eux » écrit au sujet de ses personnages Emma-Jane Kirby.

L’opticien de Lampedusa d’Emma-Jane Kirby, traduit de l’anglais par Mathias Mézard, éditions Equateurs.

Patrick Noviello
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Patrick Noviello est journaliste à France3 Occitanie. Il enseigne à l’Ecole de Journalisme de Toulouse dont il est issu. Il collabore à Radici depuis 2012. Sa dernière conférence théâtralisée « C’est moi c’est l’Italien » aborde, à travers l’histoire de sa famille, les questions liées aux migrations.