Comme les personnes qui on eu la patience de lire mon article précédent le savent, j’habite Grimaldi, le hameau de Vintimille qui se trouve juste à la frontière franco-italienne, là, comme disent les poètes, où la Riviera italienne épouse la française. Je suis né bien loin d’ici et si j’ai planté ma tente dans ce qu’on appelle l’Estremo Ponente ligure c’est à cause d’un béguin pour la France que j’ai eu étant adolescent (ceux qui voudraient en savoir plus pourront lire l’article que le quotidien « Nice Matin » m’a récemment consacré).
Vivre au milieu des deux cultures m’enrichit, je n’arrive pas à me mettre dans la peau des Vintimillais ou des Mentonnais qui pensent vivre « à la périphérie de l’empire », convaincus comme ils sont que le monde connu, pour ainsi dire, s’arrête au pont Saint Louis. Les frontières mentales n’ont pas disparu bien qu’il serait souhaitable, me semble-t-il, qu’elles soient brisées. Il est évident que la redécouverte d’une mémoire commune pourrait être très utile à cette tâche.Depuis que j’habite ici, mon regard a toujours été attiré par la plaque placée à gauche du triangle blanc qui marque la frontière au pont Saint Louis et qui rappelle le sacrifice du très jeune maquisard Joseph Arnaldi. J’ai su, presque par hasard, qu’un autre jeune, Jean Bolietto, avait été tué pendant l’action qui coûta la vie à Joseph et que sa mort avait été effacée de la mémoire collective. J’ai voulu savoir ce qui s’est réellement passé et je me suis mis au boulot en commençant par les Archives de l’Armée à Vincennes et en demandant la collaboration d’amis comme J-L Panicacci, directeur du Musée de la Résistance Azuréenne, François Ancelin et Christiane Garnero. Voilà ce que j’ai découvert.
Le 16 Septembre 1944, au crépuscule, six jeunes maquisards, qui sont en contact avec le commandant Max des Groupes Francs de la Résistance des Alpes Maritimes, quittent le fort du Mont-Agel, au-dessus de Monaco, et se dirigent vers le territoire italien. Ils veulent faire sauter le pont ferroviaire de La Mortola parce qu’ils craignent que les Allemands, qui viennent d’être chassés de Menton, puissent revenir. Ce sont Jean Bolietto, 29 ans du Cannet, qu’un témoin décrit comme un «beau garçon, avec un air sérieux et désabusé » et les Cannois Marcel Fousse, sa femme Elia, Toto et Raymond. Avec eux, il y a Joseph Arnaldi, un jeune niçois de 18 ans qu’on est allé récupérer au Mont-Agel parce qu’il a une certaine compétence dans le domaine des explosifs. La jeune fille reste auprès du commandement des FFI de Menton, tandis que les jeunes hommes entrent dans le territoire italien contrôlé par les Allemands. Le drame a lieu sur la pente qui se trouve entre la voie ferrée et la route nationale, à quelques centaines de mètres de la frontière : Bolietto saute sur une mine et a les deux jambes sectionnées à la hauteur des cuisses, Arnaldi est tué par une balle allemande en provenance de la villa Voronoff, tandis que les deux autres arrivent à s’échapper et à rejoindre la fille qui pendant longtemps a entendu « le sifflement des projectiles provenant du côté italien ».
Une semaine plus tard, le père de Joseph (aidé par le maquisard qui, beaucoup plus tard, dessinera le croquis ci-dessus) peut récupérer le corps de son fils, alors que ce qui reste de Jean ne sera enterré que plusieurs mois plus tard, après la guerre.
En 1946, on donne le nom d’Arnaldi à l’esplanade du pont Saint Louis, ainsi qu’à la rue du quartier Saint-Roch où se trouve l’habitation familiale. Il s’agit de décisions opportunes, Joseph étant une des personnalités les plus remarquables de la Résistance des Alpes Maritimes : il entreprend la lutte à l’âge de 16 ans, en 1942 au lycée Masséna, et se conduit avec un courage et une détermination exemplaires. Jean Bolietto, lui, est un artisan né à Montgeron, dans la banlieue parisienne le 21 avril 1915. Il avait suivi sa famille (originaire d’Aramengo, dans la province d’Asti) quand son père, propriétaire d’une petite entreprise de chauffage avait déménagé au Cannet. Avant l’action qui lui coûta la vie, il avait milité dans le groupe clandestin Vahanian-Roussel, secteur de Cannes.
La famille Bolietto n’a jamais su où et pourquoi Jean était mort et, comme je l’ai dit, rien ne rappelait au Pont Saint Louis le sacrifice du jeune homme. C’était une injustice: Joseph et Jean sont morts ensemble, et pour la même cause. À la droite du triangle il y a enfin depuis le 26 février 2012 une autre plaque qui a été posée au cours d’une cérémonie à laquelle a participé un nombre important de Français et d’Italiens au nom de l’antifascisme, une idéologie qui a su rapprocher deux peuples frères que le fascisme avait séparé. Il y avait aussi les deux neveux de Jean Bolietto, avec leurs conjoints et leurs enfants, qui ont enfin appris la vérité. – See more at: https://www.radici-press.net//easyblog/bolietto#sthash.sSoCL3wG.dpuf
Enzo Barnabà est né en 1944. Il a poursuivi des études de langue et littérature françaises à Naples et à Montpellier, et d’histoire à Venise et à Gênes. Il a enseigné le français et la littérature française dans différents lycées de la région de Venise et de Ligurie, et a travaillé en tant que lecteur d’italien au sein de l’université d’Aix-en-Provence. Il a également été enseignant-attaché culturel à Abidjan (Côte d’Ivoire), à Shkoder (Albanie) et à Niksic (Montenegro). Il vit aujourd’hui à Grimaldi di Ventimiglia où la Riviera italienne s'unit à la française. Pour Editalie en 2012 il a publié "Mort aux Italiens !", qui reconstitue le massacre d'Aigues-Mortes.
Autres livres par l'auteur: I Fasci siciliani a Valguarnera (Teti, 1981); Grammaire française à l’usage des Italiens (Loescher, 1994); Le ventre du Python (Éditions de l’Aube, 2007); un recueil de nouvelles,co-écrit avec Serge Latouche, Le crocodile du Bas-Congo et autres nouvelles (Aden, 2012).