Pourquoi l’intensité du phénomène mafieux ne baisse-t-il jamais à Naples ? Pourquoi la violence y est aussi autant ancrée dans les actes que dans les esprits ? Pourquoi le pouvoir de ceux, familles ou clans, qui veulent voir en cette ville un « royaume » semble-t-il éternel ? La thèse d’Amadeo Feniello nous livre des réponses saisissantes.
L’auteur est encore professeur d’histoire dans un collège de Naples le jour où il apprend la terrible nouvelle. Trois jeunes hommes ont été tués, d’une balle dans la tête, menottés aux portes de son établissement. D’où vient ce tourment perpétuel dont est prisonnier sa ville ? Le prof devient historien et va trouver dans l’époque médiévale napolitaine une partie de ses réponses.
En 1343, un navire génois, chargé de nourriture, est attaqué dans le port de Naples possiblement par une population usée par la famine. Le capitaine est assassiné et la cargaison pillée. Seulement, les auteurs de ce crime n’ont, semble-t-il, pas travaillé que pour leur estomac, mais, déjà, pour des familles nobles dirigeant la ville.
Une nuit pas comme les autres
« Cette nuit de 1343 fut-elle un moment de violence ordinaire comme un autre, comme mille autres au long du Moyen Age, sans aucun lien avec le passé ou le futur ? Est-ce au contraire – comme je le crois – la pièce d’un puzzle qui commence à se dessiner vers 1100, puis se développe en une intrigue qui, aujourd’hui encore, court les rues de Naples avec son sillage de croyances, de mentalités et d’horreurs ? »
Feniello intitule un de ses chapitres « Le mobile ». Il y cherche les raisons qui ont pu entraîner cette rage qui traverse désormais les siècles. La famine récurrente au Moyen-Age y est évidemment explorée. Certains vont jusqu’à vendre « la seule chose qui leur reste : les tuiles de leurs toits », l’étape suivante étant l’exil dont nous avons si souvent parlé dans ce blog.
Mais plus qu’à son tour, le profit l’emporte sur le besoin. A l’aube du 14ème siècle, la monarchie se retrouve impuissante. « Pour les officiers publics, les causes de la crise alimentaire ne doivent pas être recherchées dans le mauvais temps. Le problème vient de la malita hominum (la « méchanceté des hommes »), du désir de profit, de la contrebande et de la spéculation » commente l’auteur.
« Portrait-robot » du Napolitain
En ce sens, l’historien tente de « tracer un portrait-robot, le plus précis possible, de « l’idéal type napolitain ». « Une conflictualité qui n’est certes pas qu’épisodique, un caractère que je ne dirais pas génétique de la violence (…) mais au moins récurrent » détaille l’auteur avant d’évoquer également San Gennaro (Saint Janvier), un guerrier qui, peut-être pour cette raison, doit particulièrement plaire aux Napolitains qui lui vouent un culte fort ancien ».
Revenons à cette monarchie impuissante face à la famine du peuple napolitain, elle va également perdre sur le champ de bataille. Place aux conquérants normands. C’est la fin de cinq cents ans de duché indépendant à Naples. Un monde est révolu, « ce sont les familles dominantes qui prennent le pouvoir ». Leur première tâche sera d’assurer la défense et la sécurité de la cité.
Cette mission initiale va rapidement être supplantée par d’autres, moins nobles. « La cité, ses défenses et la volonté qui en avait garanti la survie, de res publicae qu’elles étaient sont devenues cosa nostra » écrit Amedeo Feniello. Mais que fait le pouvoir Normand s’interroge aussi l’historien. La donne a changé. Ses officiers proviennent désormais des familles dirigeantes. Mieux vaut donc s’entendre avec elles.
Pas de simples pirates ou brigands
Le pouvoir central s’affaiblit, celui des familles et des clans se renforce. Qui sont les protagonistes de ce pillage nocturne de 1343 ? Pas de simples pirates ou brigands, mais des « hommes d’appareil » comme les qualifie Feniello, « gens de cour qui participent activement aux affaires de la maison royale ». Certains monarques comme Charles II ont bien tenté de les affaiblir. Il va pour cela totalement redessiné la cité afin de « les déraciner du terreau où ils vivent et se reproduisent ». En vain.
A cette époque, Pétrarque parle ainsi de Naples à un ami :
« Marcher ici de nuit, c’est comme traverser un bois plein de périls. Les rues sont assaillies par des adolescents de la noblesse qui circulent armés, sur lesquels on ne réussit à avoir aucune autorité, qui ne suivent pas la discipline inculquée par leurs parents, que le pouvoir des magistrats ne réussit pas à entraver, pas plus que les ordres ou la majesté du roi ».
Nous sommes au quatorzième siècle et pourtant cette description n’est pas sans nous rappeler la « paranza dei bambini », ces gangs de jeunes adolescents napolitains décrits par Roberto Saviano dans son roman « piranhas »*.
Cette image d’une cité de Naples violente, incontrôlable et donc non fiable économiquement va s’accentuer au fil de l’histoire. Et même quand la cité du Mezzogiorno sera considérée comme la capitale de l’Italie, nul ni personne ne sera en mesure de contrer cette image, et, quelque part, d’endiguer l’inexorable déclin de la cité.
Les monarques passent, le système reste
Retour à l’événement central du livre et à cette attaque du bateau génois chargé de vivres par les membres de cette noblesse déjà mafieuse dans son fonctionnement. Ce crime ne sera suivi d’aucune sanction. L’événement passera même inaperçu dans l’histoire, submergé quelques mois plus tard par le tsunami qui va frapper les côtes et le port de Naples. Mais les armateurs du bateau attaqué ne lâchent pas l’affaire et portent plainte.
Seulement, à Naples, cette procédure est le cadet des soucis de la monarchie, comme des familles. La ville est à feu et à sang, les rixes mortelles se multiplient, la prise du bateau génois n’a en rien apaisé la famine. Le mari de la reine Jeanne est assassiné et les émeutes se multiplient. Les familles vont se charger de remettre de l’ordre dans la cité promettant même son réapprovisionnement.
Puis la guerre éclate entre les deux clans majeurs Capuana et Nido. Cela va trop loin. Une trêve est négociée à l’initiative de la Reine mais celle-ci est de plus en plus contestée par les familles. Les Capuana obtiennent la place de numéro un mais Alphonse V d’Aragon est déjà aux portes de la ville. Une page va encore se tourner. Mais le processus de fonctionnement de la cité, lui, ne changera plus vraiment y compris jusqu’à nos jours. Quelques clans y tiennent encore leurs « royaumes » ou plutôt des quartiers, se basant sur des principes qu’ils veulent ancestraux mais toujours basés sur la violence et la cruauté.
* « Piranhas », Roberto Saviano, traduit de l’italien par Vincent Raynaud, éditions Gallimard.
« Naples, 1343-Aux origines médiévales d’un système criminel » d’Amedeo Feniello, traduit de l‘italien par Jacques Dalarun, éditions du Seuil.
Pour aller plus loin, à lire aussi : « Un pouvoir invisible – Les mafias et la société démocratique XIXe-XXIe siècle », de Jacques de Saint-Victor, éditions Gallimard.
Patrick Noviello est journaliste à France3 Occitanie. Il enseigne à l’Ecole de Journalisme de Toulouse dont il est issu. Il collabore à Radici depuis 2012. Sa dernière conférence théâtralisée « C’est moi c’est l’Italien » aborde, à travers l’histoire de sa famille, les questions liées aux migrations.