L’année 2020 marque le cinquantième anniversaire de la disparition du grand peintre Raphaël, et c’est l’occasion de se pencher sur son œuvre et le secret de son succès.
« Ci-gît Raphaël. À sa vue, la Nature craignit d’être vaincue ; aujourd’hui qu’il est mort, elle craint de mourir avec lui. » Tels sont les mots gravés sur la tombe de Raffaello Sanzio au Panthéon de Rome, le temple de tous les dieux. Il n’y avait d’ailleurs pas meilleur endroit pour accueillir le « divin pittore » d’Urbino, capable, dans sa grâce et dans sa perfection, de rivaliser même avec la Création. Et aujourd’hui, à 500 ans de sa mort, survenue le 6 avril 1520, nous rendons hommage à cet immense artiste, doté d’un talent précoce et d’une personnalité charismatique ; des qualités qui lui valurent les attentions d’une multitude de mécènes et… de femmes.
Prédestiné
Quand Raphaël mourut, il n’avait que 37 ans et son succès était au sommet. Appelé à Rome, où il laissera certains des plus grands chefs-d’œuvre de l’Histoire, il y fut consacré comme l’un des artistes les plus influents de tous les temps. Mais où avait commencé une telle ascension vers la gloire ?
Pour le découvrir, il faut retourner dans la ville d’Urbino (dans les Marches), petite autant qu’ « influente », où Raphaël vit le jour au printemps 1483 (le 28 mars ou le 6 avril, on ne sait pas bien). « L’Urbino du XVe siècle était la cour par excellence de l’Europe de l’époque », raconte à ce sujet l’historien de l’art Claudio Strinati. « La famille des Montefeltro, dont l’importance intellectuelle et politique était très élevée, avait fait de cette ville un lieu d’une attraction culturelle irrépressible, si bien que s’y rendaient les artistes les plus influents de la peinture italienne du XVe siècle, comme Paolo Uccello, Piero della Francesca et Francesco di Giorgio Martini, des maîtres que Raphaël eut l’occasion d’observer depuis qu’il était enfant. » Sa véritable chance cependant fut d’avoir un père bien inséré dans le milieu artistique : le peintre Giovanni Santi. « Ce n’était pas un simple peintre, mais un chef d’atelier estimé, grand expert d’art et parmi les plus éminents lettrés d’Urbino », poursuit Strinati. « C’est lui qui donna à Raphaël les premiers rudiments du métier, mais il mourut très tôt, alors que son fils n’était âgé que de onze ans. »
Enfant prodige
La mort du père, en 1494, ouvre un chapitre « obscur » dans la biographie de Raphaël : on sait bien peu de choses de la période qui a suivi. Par exemple, on ne sait pas qui s’est occupé de lui ni qui furent ses maîtres dans le domaine artistique. Dans ses Vies (1550), Giorgio Vasari raconte que Pietro Vannucci, dit le Perugino, le prit avec lui dans son atelier alors qu’il était enfant, mais c’est assez improbable. « Leur rapport débuta seulement autour de 1500 et il ne s’agissait pas d’un apprentissage au sens traditionnel du terme », précise Strinati. « Le Perugino fut bien l’un des maîtres de Raphaël, mais uniquement en qualité d’inspirateur, comme en atteste le tableau Le Mariage de la Vierge, qui date de 1504, dont le style est directement inspiré du Perugino ». Parmi de nombreux doutes, une chose cependant est certaine : à dix-sept ans, Raphaël atteint un niveau professionnel si élevé qu’on l’appelait magister. Ce qui voulait dire qu’il travaillait déjà de façon autonome, et c’est justement pour cette raison que les historiens de l’art aiment à se le rappeler comme l’enfant prodige de la peinture.
L’homme parfait
Après avoir achevé Le Mariage de la Vierge, Raphaël était désormais prêt à accomplir l’étape suivante : se rendre à Florence. « Il savait que dans la ville toscane il pourrait recevoir des commandes importantes et faire un saut qualitatif », raconte Strinati. « Et il y parvint d’une manière très italienne : grâce à une lettre de recommandation rédigée par Giovanna Felicita Feltria, sœur du duc d’Urbino, qui présenta le jeune Raphaël de 21 ans comme un artiste affirmé et digne d’autres commandes. » Le temps qu’il passa à Florence fut en effet l’une des périodes les plus heureuses de sa carrière. Il y réalisa la série de ses mémorables Madones, se perfectionna dans l’art du portrait et découvrit les œuvres de deux illustres collègues : Leonard de Vinci et Michel-Ange.
Quand il quitta la ville, en 1508, il avait 25 ans et une soixantaine d’œuvres à son actif. Un nombre incroyable. Mais l’explication d’un tel succès ne pouvait résider que dans son habileté. Raphaël avait un atout en plus : son caractère. Vasari lui-même écrivit qu’en lui « resplendissaient toutes les nobles vertus de l’âme […] la grâce, l’étude, la beauté, la modestie et les bonnes manières ». Ce sont ces qualités qui l’aidèrent à entrer dans le cercle des grandes commandes florentines, et à émerger ensuite même dans un environnement compétitif comme celui de Rome.
Jalousies vaticanes
C’est Jules II (pape de 1503 à 1513) qui, en 1508, appela Raphaël à la cour papale du Palais apostolique, en vue de peindre les fresques des « Chambres » du Vatican. À l’époque, l’Urbs était devenue l’incontestable capitale de l’art européen, grâce à l’ambition des souverains pontifes qui voulaient rétablir la glorieuse image de Rome caput mundi. Et afin de réaliser ce rêve, les plus grands professionnels que le monde des arts pouvait offrir étaient engagés. Aux côtés de Raphaël, on retrouve à la même période Michel-Ange, Bramante, Luca Signorelli, Sodoma, Lorenzo Lotto et Sebastiano del Piombo (pour n’en citer que quelques-uns), tous présents en même temps dans le grand « atelier romain ». Dès lors, dans un tel contexte, envies et jalousies étaient inévitables. Raphaël y fut également mêlé, trouvant son principal rival en Michel-Ange, occupé à la réalisation des fresques de la chapelle Sixtine. Tous deux étaient par ailleurs très différents. L’un mettait au centre de sa peinture l’harmonie, l’équilibre dans la composition et la grâce, en suivant au mieux les idéaux de la Renaissance ; l’autre possédait au contraire un style plus dramatique et « explosif ». Raphaël, en outre, avec ses bonnes manières, parvint immédiatement à s’attacher la pleine sympathie du pape, alors que Michel-Ange, connu pour son caractère bourru et irascible, eut avec Jules II des rapports toujours turbulents.
Donato Bramante, architecte de la cour et concitoyen de Raphaël, contribua à semer la discorde. Lui qui ne voyait pas d’un bon œil Michel-Ange tenta à plusieurs reprises de nuire à l’image de Buonarroti allant même jusqu’à lui faire perdre un travail (le premier projet du mausolée pour Jules II). Et si, d’un côté, il dénigrait l’artiste toscan, de l’autre, il poussait vers le haut le jeune Raffaello Sanzio. C’est d’ailleurs Bramante qui recommanda Raphaël au pape Jules II, espérant peut-être jeter de l’ombre sur Michel-Ange. Ce dernier en était conscient, si bien qu’il écrivit, plusieurs années après dans une lettre : « Toutes les discordes nées entre le pape Jules et moi furent causées par la jalousie de Bramante et de Raphaël d’Urbino ». Pourtant, dans L’École d’Athènes (1509-1511), fresque réalisée dans la Chambre de la Signature du Vatican, Raphaël a représenté son rival dans le rôle d’Héraclite. Un façon de dire : « enterrons la hache de guerre » ? En réalité, autour de ce portrait jasaient les mauvaises langues. : Héraclite-Michel-Ange est en effet le seul personnage de la fresque à porter des bottes, et il semblerait que Raphaël ait ainsi voulu se moquer de son collègue, qui aimait porter les lourdes chaussures jour et nuit, soulignant donc son peu de sens de l’hygiène.
Le divin amant
La carrière de Raphaël avait le vent en poupe. Léon X (pape de 1513 à 1521), successeur de Jules II, lui avait confirmé la commande pour les appartements pontificaux et, après la mort de Bramante en 1514, le nomma surintendant de la Fabrique de Saint-Pierre. À la même période, Raphaël commença l’un de ses plus grands chefs-d’œuvre : le cycle de fresques de la villa romaine d’Augusto Chigi (1511-1518), aujourd’hui connue comme Villa Farnesina. Il semble, par ailleurs, que l’artiste ait menacé Chigi d’abandonner l’œuvre inachevée s’il ne lui accordait pas un souhait très particulier : permettre à son amante favorite de demeurer à ses côtés pendant la durée du travail. Cette dernière était la fille d’un boulanger de Rome, Margherita Luti, dont le visage est reconnaissable dans de nombreux tableaux du peintre, parmi lesquels le Triomphe de Galatée à la Farnesina (1512) et Portrait de Jeune femme (1519).
Véridique ou non, cet anecdote met en lumière un aspect saillant de la personnalité de Raphaël : sa passion pour le beau sexe. Vasari toujours, affirme que, en ce qui concerne les femmes, le divin pittore était un véritable expert, au point d’être « considéré avec respect par ses grands amis ». Et c’est peut-être cette passion pour le sexe qui a fauché la jeune vie de Raphaël Sanzio, mort, d’après certaines reconstitutions, d’une maladie vénérienne. Selon le texte de Vasari, en effet, l’artiste aurait ressenti une très forte fièvre, justement à la suite d’une nuit d’ « excès amoureux ». Les efforts des médecins ne servirent à rien : Raphaël vécut des jours terribles entre spasmes et saignées, jusqu’à ce qu’il ferme les yeux pour toujours la nuit du 6 avril 1520.
F.C.
BOX
L’héritage au cours des siècles
Raphaël a été le plus prolifique parmi ses contemporains, dans le panorama de la Renaissance, et il a contribué à former un idéal de beauté classique – donc, immortel – fondé sur la recherche de la plus grande harmonie possible. À ce sujet, comme l’écrivit l’historien de l’art Bernard Berenson (1865-1959), prévaut la comparaison : « belle comme une Madone de Raphaël ». Avec Léonard de Vinci et Michel-Ange, Raphaël représenta en outre le point de départ d’un courant artistique qui allait traverser tout le XVIe siècle : le Maniérisme, dans lequel les artistes se proposaient de peindre « à la manière » des maîtres de la Renaissance.
Au cours des siècles qui suivirent, il enthousiasma parmi tant d’autres l’artiste néoclassique français Jean-Auguste-Dominique Ingres (1780-1867) tandis qu’il influença, bien qu’indirectement, le courant du XIXe siècle des préraphaélites, qui accusaient Raphaël d’avoir trahi la vérité pour suivre la beauté. Enfin, Salvador Dalì (1904-1989) l’adorait ; le prince du surréalisme rêvait d’être « le Raphaël de son époque ». Il en arriva même à prendre son apparence, comme il l’explique dans le livre La vie secrète de Salvador Dalì (1941) : « Je m’étais laissé pousser les cheveux et les portais longs comme une fille ; devant le miroir, j’adoptais souvent des poses et l’attitude mélancolique de Raphaël, auquel j’aurais tant aimé ressembler. »