L’amaro, liqueur généralement aigre-douce et parfois sirupeuse obtenue à partir de la macération d’herbes, de racines, d’écorces et de zestes dans de l’alcool, et le vermouth (que l’on écrit aussi vermut ou vermout en italien), vin liquoreux aromatisé avec de l’absinthe et des herbes, sont deux boissons traditionnellement présentes sur les tables italiennes. Bien sûr, les Italiens ne sont pas les seuls à apprécier le goût amer, mais on peut dire que cette prédilection est un de leurs traits typiques. Ainsi que le recommande le dicton : « Cose amare, tienile care ». Au sens moral, cela signifie que les difficultés aident à grandir. Mais il nous plaît de le lire aussi au sens gastronomique, et Alessandra Pierini nous fait découvrir pourquoi.

ALESSANDRA PIERINI 

LE GOÛT AMER, UN GOÛT TYPIQUEMENT ITALIEN

Au milieu du XIXe siècle, les premières grandes marques d’amaro faisaient leur apparition sur le marché. Ces liqueurs étaient surtout appréciées pour leurs propriétés digestives et les effets salutaires des herbes avec lesquelles elles étaient fabriquées : un remède ante litteram, le plus souvent préparé par des pharmaciens et des moines talentueux qui exploitaient au mieux les secrets de l’alchimie, en les associant à ceux de la médecine paysanne. Elles se transformèrent peu à peu en boissons à consommer également pour leur goût agréable, devenant plus sucrées et moins alcoolisées, généralement bues à l’apéritif pour stimuler l’appétit ou après le repas, comme digestif. Le succès de ces liqueurs est dû à la biodiversité de la flore italienne et à l’utilisation traditionnelle que font les Italiens des herbes sauvages en cuisine, en particulier dans la cuisine régionale et populaire.

Avec les premières réclames de la toute jeune télévision italienne, ces boissons se transformèrent en véritables phénomènes de société. C’est ainsi que les « grands de l’amaro » commencèrent à conquérir le cœur des Italiens, devenant les protagonistes de publicités qui font encore aujourd’hui partie du bagage culturel de la Péninsule. Il faut savoir que le goût amer n’effraie pas les Italiens. Plus encore, c’est une saveur très appréciée et on le retrouve bien souvent sur leurs tables. De nombreux aliments typiquement italiens sont amers : la roquette, la trévise, la chicorée, l’artichaut, la bergamote, le café (que l’on dit amaro quand il est servi sans sucre, ndr) etc., et jusqu’aux amari sirotés nature ou avec glaçons.

LES AMARI

S’ils sont le fruit d’une histoire inhérente aux traditions socio-culturelles de l’Italie, l’origine des amari et plus généralement des liqueurs est intimement liée à l’école médiévale arabe Al Kimiya, qui a créé et diffusé les premières infusions alcoolisées d’herbes nées dans un but curatif, les célèbres élixirs de longue vie. La science de la distillation arriva en France depuis Jérusalem en 1099. Les premières potions, tisanes ou breuvages variés furent préparés à la Scuola medica salernitana, fondée en 1100. Elles furent d’abord employées pour un usage pharmaceutique, puis sous forme d’infusion dans les monastères et les abbayes.

À partir de la seconde moitié du XVe siècle, les amari, véritables décoctions médicinales sans sucre, commencèrent à se rapprocher des boissons actuelles, avec pour finalité le plaisir et la qualité aromatique. Du point de vue organoleptique, le tournant a lieu avec la découverte des épices indiennes et sud-américaines qui commencent à arriver en Europe grâce aux compagnies britannique et néerlandaise des Indes orientales et aux échanges commerciaux prospères de Venise et de Florence essentiellement.

L’utilisation plus élégante de liqueurs et d’amari commence officiellement à la cour de Catherine de Médicis où l’on trouve les premières attestations de préparations particulièrement plaisantes, utilisées pour accueillir les invités.

Aujourd’hui, la définition d’amaro ou bitter est celle d’un produit obtenu à partir d’eau-de-vie agricole à base de céréales, de fruits ou de vin au moyen d’une infusion ou aromatisation d’herbes et ingrédients alimentaires comme les écorces, les baies, les racines ou les huiles essentielles. Le taux d’alcool minimum doit être de 15 degrés et la quantité de sucre par litre inférieure à 10 %, sinon l’on parle de liqueur. Le bitter, terme anglais, néerlandais et allemand pour dire amaro, n’a juridiquement aucune différence avec l’amaro tel que nous l’entendons en Italie, mais son utilisation est différente. Les bitter (comme l’Angostura par exemple) sont davantage des ingrédients utilisés dans la préparation de cocktails, justement grâce à leur apport particulier, agréablement amer. Les amari en revanche sont destinés à une consommation nature et à température ambiante, généralement plus sucrés et donc parfaits en fin de repas.

LE VERMOUTH

En 1786, dans une boutique de la piazza Castello à Turin, Antonio Benedetto Carpano ajouta à du Moscato di Canelli des épices et des herbes en s’inspirant des vins épicés de l’époque grecque et romaine et des infusions nées en Italie au XVIe siècle. L’invention fut géniale et le débit de liqueurs dans lequel travaillait Carpano devint l’endroit le plus fréquenté de la capitale piémontaise. Carpano nomma la nouvelle boisson Vermout, de l’allemand Wermut, qui signifie absinthe (ou Artemisia absinthum), c’est-à-dire la plante qui constitue l’ingrédient le plus caractéristique du nouveau vin. Le terme italien, ou plutôt piémontais, se trouve également dans sa version avec un h final, vermouth, utilisé tant en français qu’en anglais. 

La boisson qui en résulta comportait un taux d’alcool modéré (entre 14,5 et 21°) et un goût original et plaisant. C’était l’apéritif turinois par excellence quand on se retrouvait à l’ « heure du vermouth » pour un petit verre relaxant avant le dîner. Il devint en peu de temps la boisson officielle de la cour des Savoie, tout le monde en voulait, chaque bar de Turin en servait et ceux qui n’en buvaient pas n’étaient pas à la mode. Ainsi, tandis que la boutique Carpano se transformait en industrie, le vermouth se répandit d’abord en Europe puis aux États-Unis et dans le reste du monde, faisant le succès d’entreprises italiennes comme Martini&Rossi, Cinzano, Cora ou Gancia. 

On le dégustait nature ou comme ingrédient des recettes les plus appréciées dans les années 1920 et 1930. Qui ne connaît pas le légendaire Negroni (vermouth rouge, Campari et gin), ou l’Americano (vermouth rouge et Campari), et que dire du Manhattan (whisky, vermouth rouge et bitter Angostura) jusqu’au très célèbre Martini Cocktail (gin et vermouth blanc dry), tous devenus icônes d’une rencontre entre amis et appréciés de personnages célèbres comme Franck Sinatra, Marilyn Monroe, Winston Churchill, Ernest Hemingway ou encore James Bond, pour n’en citer que quelques-uns. 

Le cahier des charges du vermouth classe cette boisson en catégories en fonction de la teneur en sucre : extra dry ou extra sec quand la quantité de sucre est inférieure à 30g/l ; dry ou sec quand elle contient moins de 50g de sucre par litre, tandis que le vermouth doux contient une quantité de sucre égale ou supérieure à 130g/l. Ce dernier peut être blanc, rouge ou rosé, et sa couleur est due aux herbes et épices utilisées dans la recette.

L’époque vintage durant laquelle le vermouth n’était servi que nature dans le salon de notre vieille tante est révolue, il est aujourd’hui l’un des composants les plus populaires dans les cocktails, tant comme apéritif que comme digestif. Le nouveau défi pour les producteurs et de nombreux chefs italiens est de proposer ce vin aromatisé sur les tables, comme ingrédient en cuisine, et dans sa pureté en association avec des plats sucrés ou salés. Pour paraphraser le célèbre proverbe, on peut dire que « le vermouth vient en mangeant ».

Comme le vermouth a tendance à s’oxyder une fois ouvert, il faut le conserver au frigo et le consommer rapidement. Une manière intelligente et novatrice pour l’utiliser est d’expérimenter le vermouth dans différents plats, tant salés que sucrés, dans lesquels le vermouth ajoute une note supplémentaire. Il peut remplacer le vin dans de nombreuses recettes de sauces pour les pâtes ; il peut déglacer les viandes, les rôtis, les crustacés et les poissons, remplacer le vin dans le risotto, servir de marinade pour le poisson et la viande blanche. Dans les desserts, il se marie parfaitement avec les gâteaux au chocolat ou les oranges confites. Il peut être aussi utilisé pour remplacer le café dans le tiramisù, pour aromatiser la pâte à beignets, ou le sirop des fruits pochés et des confitures.

A.P.