Il y a des acteurs qu’on n’apprécie pas forcément du premier coup. La première fois que j’ai vu Alberto Sordi sur un écran c’était dans « I vitelloni ». Je sais que vous allez me hurler dessus, mais je n’ai jamais non plus été très branché par les films en Noir et Blanc. Vieil a priori, sans doute remontant à l’enfance.
Bref je n’ai pas été saisi par le talent comique, ou tout simplement d’acteur, de Sordi. Peut-être ses camarades de jeu dans ce film l’étouffaient-ils un peu ? Peut-être, ce soir-là, n’avais-je tout simplement pas envie de laisser aller mon esprit sur les versants de la comédie à l’italienne ? Peut-être cette histoire de cinq garçons désoeuvrés errant dans Rimini m’a-t-elle laissé froid, tout comme la réalisation qu’en a fait le pourtant immense Fellini ? Peut-être enfin cette période de l’après-guerre n’était pas celle qui m’intéressait le plus dans l’histoire ou l’art italien ?
Le fait est que quelques années plus tard, sans jamais m’être formalisé de cette rencontre ratée, je croisais à nouveau le grand Alberto. Perdu dans la recherche d’un film pour la soirée dans la jungle du « à la demande » me voilà interpelé par une petite case noir et blanche dans laquelle trône bien au centre un sourire éclatant, un vrai sourire de faux-cul. Sans même regarder le synopsis et apercevant à peine le casting, je lance « Il Boom ».
Quel régal ! Quelle débauche d’énergie ! Je découvrais enfin le jeu de celui que j’avais ignoré quelques années auparavant. Sordi déchire l’écran, le déborde, l’envahit, dans une outrance permanente mais travaillée. Rien de vulgaire, tout est calculé, chaque effet réfléchi. Oui, quand je serai grand, je veux être Sordi, c’est sûr.
Je vous fais le pitch rapidement. Giovanni Alberti (quel nom déjà !) est marié à la superbe Sylvia (le fantasme italien par excellence). Ils mènent un train de vie très luxueux depuis que Giovanni s’est lancé dans les affaires (remarquable, pas une scène du film ne le voit au travail…) Seulement les dettes s’accumulent et Giovanni veut garder la face et son épouse. Perdre un œil pour garder la face ? C’est le marché que lui propose la femme d’un richissime entrepreneur de BTP : échanger une de ses yeux valides contre l’œil de verre de son mari.
Pour ceux qui l’ont vue, quelle scène magistrale que celle où Giovanni organise une grande fête chez lui, la veille de son opération. Ah ces scènes de grandes soirées dans les films italiens (la Terrasse, La Dolce Vita, La Grande Bellezza) ! Giovanni convie tous ses amis et les exécute, en paroles, les uns après les autres. C’est la fin du bal des faux-culs, la revanche du looser, le rêve intime en chacun de nous de vider son sac dans une tirade ultime et magnifique.
Et alors que je suis là, riant sur mon canapé, mon ordinateur posé sur mes genoux, mes enfants me rejoignent. Trois ou quatre générations les séparent de Sordi et de De Sica, et pourtant ils rient à leur tour et ne décrochent plus du film jusqu’à la fin. C’est à ce moment précis que je n’ai plus aucun doute sur la force patrimoniale de la comédie à l’italienne.
Quelques jours plus tard, j’enchaine sur « un héros de notre temps » de Mario Monicelli. Sordi y incarne encore un lâche magnifique. Mais pas n’importe quel lâche : celui que nous sommes tous un peu quelque part. Nullement bon camarade au travail, planqué dans les jupes de sa mère et terrorisé par les femmes, grande gueule mais en petit comité, prenant les jambes à son coup dès le moindre risque à prendre. Le plus haïssable des hommes mais que nous voulons quand même pardonner tant il pourrait être nous et nous pourrions être lui.
Quand j’étais enfant et que je faisais un caprice ou ne voulais pas faire ce que me demandaient mes parents, ils me lançaient : « C’est pas fini la comédie ! » Non, elle n’est pas finie, et elle est plus que jamais présente dans nos vies, comme dans les films de Sordi.

Patrick Noviello
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Patrick Noviello est journaliste à France3 Occitanie. Il enseigne à l’Ecole de Journalisme de Toulouse dont il est issu. Il collabore à Radici depuis 2012. Sa dernière conférence théâtralisée « C’est moi c’est l’Italien » aborde, à travers l’histoire de sa famille, les questions liées aux migrations.