L’Italie connaît actuellement sa crise la plus sérieuse depuis l’après-guerre, une crise qui est également une crise de l’Europe, de ses institutions fragiles et de la défiance qui s’est installée parmi ses États-membres. La crise italienne est celle d’un modèle de développement économique et civil qui s’est enrayé. Durant tout le XIXe siècle, ce modèle a été capable de générer richesse et bien-être pour un grand nombre de personnes, donnant naissance, après la guerre, à un véritable miracle, capable de transformer en système son génie ancestral : le territoire, les lieux, les communautés, les relations. Cependant, à l’intérieur de ce modèle italique ancestral, les ambiguïtés et la zizanie existaient bel et bien (sens exagéré de la famille, égoïsme, esprit querelleur, absence de conception de la « chose publique », etc.), des vices qui, pour une bonne part, étaient inscrits dans un tissu civil finalement riche de corps intermédiaires. Les très nombreuses entreprises familiales, le mouvement coopératif, les banques territoriales et sociales, l’important patrimoine des associations religieuses et laïques, les lieux de rencontre des partis politiques et de l’Église, étaient des composantes essentielles du made in Italy.

Ce mélange d’économie et de culture a fait de ce pays l’une des grandes économies du monde. Les territoires (surtout ceux du centre-nord de la Péninsule) ont donné naissance à de multiples formes de productivité ayant une même vision d’ensemble, faisant d’une certaine façon, de nos vices personnels ancestraux des vertus civiles et économiques. Un système qui a permis aux territoires de produire de la valeur et des valeurs. Avec l’Europe de la finance et la globalisation des marchés, ce système est progressivement entré en crise, et les vices personnels ancestraux ne produisent plus aujourd’hui que des vices économiques et civils. La pensée unique sur la finance rend presque impossible pour les entreprises d’obtenir des prêts de la part de banques toujours plus éloignées des territoires et toujours plus multinationales.
La petite et moyenne entreprise, soit actuellement plus de 90 % des entreprises italiennes (en Lombardie, 93 % des entreprises comptent moins de 10 salariés), a fonctionné tant qu’elle faisait partie d’un système. Aujourd’hui, elle est toujours plus isolée, et les nombreux suicides récents de petits entrepreneurs le rappellent avec force. Le gouvernement Monti, sur le modèle des gouvernements précédents, ne voit pas ces petites et moyennes entreprises, et continue à penser l’entreprise et la finance italiennes comme s’il était en Angleterre ou aux États-Unis. Ce qui manque le plus à l’Italie, c’est un véritable « Projet d’État », à partir duquel on pourrait engager des réformes et demander aux citoyens de faire des sacrifices. Mais un projet d’État nécessite une vision, une idée du genius loci italique, un pari sur l’avenir. Aujourd’hui, l’agenda de l’Italie est régi par les institutions financières et les marchés spéculatifs. Alors qu’au contraire, la crise doit être gérée selon une proposition culturelle forte qui, à partir de notre ADN culturel et économique, puisse recréer l’enthousiasme et l’orgueil, indispensables à un nouveau départ.

Luigino BRUNI
Professeur d’Économie Politique à l’Université de Milan-Bicocca

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Rocco Femia, éditeur et journaliste, a fait des études de droit en Italie puis s’est installé en France où il vit depuis 30 ans.
En 2002 a fondé le magazine RADICI qui continue de diriger.
Il a à son actif plusieurs publications et de nombreuses collaborations avec des journaux italiens et français.
Livres écrits : A cœur ouvert (1994 Nouvelle Cité éditions) Cette Italie qui m'en chante (collectif - 2005 EDITALIE ) Au cœur des racines et des hommes (collectif - 2007 EDITALIE). ITALIENS 150 ans d'émigration en France et ailleurs - 2011 EDITALIE). ITALIENS, quand les émigrés c'était nous (collectif 2013 - Mediabook livre+CD).
Il est aussi producteur de nombreux spectacles de musiques et de théâtre.